Ce tableau aux dimensions muséales nous emmène en surplomb d’un château situé vraisemblablement aux abords de la Forêt de Soignes, qu’il est tentant d’identifier comme le château de la Vénerie à Boitsfort (aujourd’hui entièrement disparu).
Cette gigantesque « vue d’oiseau » (comme l’appellent les anglais) est certainement un tableau d’atelier, exécuté vers 1650 par plusieurs artistes sous la supervision de Lucas van Uden dont la composition reprend plusieurs éléments caractéristiques. Elle nous présente un paysage aux vastes horizons, éclairé par le soleil couchant qui perce à travers les nuages et s’étendant des abords de la Forêt de Soignes jusqu’aux portes de Bruxelles.
- Lucas van Uden, un des maîtres flamands du paysage au XVIIème siècle
Lucas van Uden est un peintre, dessinateur et graveur flamand. Il est le fils d'Artus van Uden (né en 1544), peintre de la ville d'Anvers, et le petit-fils de Pieter van Uden, fondateur d'une célèbre manufacture de tapisseries et de soieries de la ville. Lucas a probablement été formé par son père. Vers 1626 (à l’âge de 32 ans), il s’inscrit à la Guilde de Saint-Luc d'Anvers en tant que "fils de maître".
Il réside pendant la plus grande partie de sa vie à Anvers à l’exception d’une courte période autour de 1650 où il est vraisemblablement venu à Bruxelles et pendant laquelle notre tableau aurait été peint. Il a connu un grand succès de son vivant, habitant au centre d’Anvers dans une maison confortable avec ses huit enfants. Bien qu’il n’ait jamais fréquenté l’atelier de Rubens, l’influence de l’œuvre de ce dernier fut déterminante sur celle de Lucas van Uden, qui réalisa de nombreuses copies d’après le grand maître anversois, comme ce Paysage à l’arc en ciel peint vers 1635-1640 et conservé à Vienne et anime nombre de ses compositions d’un arc en ciel.
Van Uden compte parmi ses élèves Philips Augustin Immenraet (1627-79) et Jan Baptist Bonnecroy (1618-76). Son frère Jacob van Uden (1627-1629) était également un paysagiste, et le fils de Jacob, Adriaen van Uden (1655-1696), ainsi que son petit-fils Pieter van Uden (1673-1644), un peintre de miniatures, furent également actifs à Anvers.
2. L’influence de Lucas van Uden
Notre tableau nous semble être un travail d’atelier dans lequel plusieurs mains sont reconnaissables, en particulier dans les personnages au premier plan. Mais derrière ce travail d’atelier l’influence de Lucas van Uden nous parait perceptible en particulier dans la composition générale et dans les éléments atmosphériques.
La plupart des tableaux de van Uden sont construits selon un même schéma directeur. Le premier plan est généralement constitué d'un talus surmonté de quelques grands arbres au feuillage transparent. Ces arbres sont éclairés par l'arrière, en soulignant l'extrémité de leurs branches par des touches jaune-orange. Disposés en petits groupes et sont tous très droits, à l'exception d'un seul, qui s'incline de travers, généralement vers le centre du panneau. Nous retrouvons cette caractéristique dans le talus à gauche de notre composition (détail 1).
Par sa taille et sa composition, notre tableau se révèle également assez proche du Paysage à l’arc-en-ciel de Lucas van Uden conservé au Koninklijk Museum voor Schone Kunsten d’Anvers, dans lequel nous retrouvons en arrière-plan sur la droite (comme dans notre tableau) un arc-en-ciel.
3. Description du paysage
Au-delà d’un tertre qui s’élève sur la droite de la composition et qui est occupé par un groupe de chasseurs avec leurs chiens (détail 1), la composition peut être résumée comme l’alternance de deux grands espaces picturaux : une mosaïque de bois et de champs, au milieu de laquelle se détache le château, et la grande masse d’un ciel chargé de nuages, qui occupe le tiers supérieur de la composition et qui crée comme un jeu de miroir entre les nuages et les zones plus sombres du paysage.
Alors que le ciel à la gauche de la composition est enflammé par le soleil couchant, les derniers rayons du soleil illuminent les alentours du château (détail 6) et les chasseurs réunis avec leurs chiens sur le tertre avant droit (détail 1) quand la partie droite du paysage sombre déjà dans la nuit. Ce balayage du paysage par les derniers rayons du soleil, alors que le jour diminue inexorablement, introduit une dynamique subtile dans la composition et suggère une atmosphère élégiaque, en rendant sensible la fugacité de l’instant présent.
Plusieurs détails animent le paysage. Au premier plan sur la gauche, nous découvrons un environnement bucolique dans lequel un bouvier joue du pipeau au bord d’un étang et au milieu de ses troupeaux, avec son chien comme seul auditoire (détail 2).
Un peu loin sur la droite un homme est occupé à gauler les premières noix, suggérant que nous sommes aux prémices de l’automne (détail 3) ; une charrette (un autre motif peut être inspiré par Rubens chez qui il apparaît dans de nombreux paysages) surgit au fond d’un chemin creux (détail 4)…
La ligne d’horizon fait apparaitre en contre-jour la ville de Bruxelles à l’extrême gauche, dominée par la silhouette élancée de la tour de l’Hôtel de Ville (détail 6). Cette authentification de Bruxelles dans la ville en arrière-plan nous paraît tout à fait plausible si l’on se réfère à la Vue de Bruxelles réalisée par Jean-Baptiste Bonnecroy (un élève de Lucas van Uden) en 1665.
4. Proposition d’identification du château
Stratégiquement placé au-dessus d’un étang (détail 7), le château représenté dans notre tableau est indéniablement une résidence de plaisance. Il est situé au cœur d’un quadrilatère entouré de douves en eaux vives auquel on accède par un pont levis donnant accès à un châtelet d’entrée crénelé. Le jardin qui entoure le château, construit au cœur de ce quadrilatère, est structuré en quatre grands carrés dont trois d’entre eux sont eux-mêmes subdivisés en quatre parterres de broderies. Trois des angles sont occupés par des petits pavillons d’agrément construits en surplomb des douves. Le puits situé devant le château, la muraille qui prolonge sur la droite le châtelet d’entrée et le bâtiment à pignons à redans construit le long des douves pourraient être les vestiges d’une ancienne demeure féodale fortifiée.
Les guerres successives et les profonds bouleversements urbanistiques qu’ont connu les environs de Bruxelles rendent l’identification de ce château difficile. La carte ci-dessous, tirée de l’émission « La Place Communale, berceau de la Vénerie ducale »[1] nous amène toutefois à proposer une identification avec le château de la Vénerie à Boitsfort.
C'est Jean Ier, duc de Brabant qui fonde la Vénerie de Boitsfort. Lorsqu'en 1270, il épouse Marguerite de France, elle reçoit un douaire portant entre autres sur le moulin de Boitsfort et sur l'étang de la Maison des Veneurs. En 1282, il fait construire une chapelle en l'honneur de Saint-Hubert, patron des chasseurs. En 1414, le manoir féodal est agrandi et renforcé. Il était flanqué de tours et entouré d'eau, et où l'on y gardait les meutes et les instruments de chasse.
Les douze tapisseries (correspondant aux 12 mois de l'année), dénommées les Chasses dites « de Maximilien » [2] représentent fidèlement des épisodes de chasse dans des sites connus de la Forêt de Soignes. Sur la tapisserie du mois d'avril, on distingue la plus ancienne représentation du château féodal de Boitsfort et de ses dépendances. Il est intéressant de noter la présence d’un puits dans la cour [3] et celle du châtelet d’entrée qui donnait vraisemblablement accès au pont-levis (sur la droite de la composition).
Après la disparition de l’Empereur, le lieu tomba en ruine par manque de fréquentation. Le château, reconstruit en 1570-1572 sous le duc d'Albe, fut pillé et incendié en 1587. Il fut reconstruit et réaménagé sous Albert et Isabelle en 1600-1601. L’aspect extérieur de cet édifice n’est malheureusement pas bien documenté puisque la seule autre représentation que nous en avons retrouvé est une vue publiée dans l’ouvrage de Sanderus Domus Regiae Belgicae en 1659 : il s’agit de la bâtisse à pignons à redans assez modeste, accolée à une chapelle, qui est représentée sur la droite.
La présence d’une tour à la gauche du bâtiment représenté sur notre tableau nous interpelle car celle-ci n’apparait pas dans l’estampe publiée en 1659. La réflectographie infrarouge de notre tableau nous indique cependant que le peintre avait commencé par faire le dessin d’un bâtiment décalé sur la gauche dont le porche d’entrée ne comportait pas de tour. Cette tour pourrait avoir été ajoutée pour donner du pittoresque à un bâtiment par ailleurs assez sobre, ou pour illustrer un projet de construction dont on ne sait s’il fut réalisé.
Il est en revanche très intéressant de constater derrière le bâtiment principal représenté sur notre tableau la présence d’une chapelle (signalée par la croix qui surmonte son toit), qui pourrait être la chapelle Saint-Hubert (représentée ici parallèle et non perpendiculaire au château).
Les guerres de Louis XIV sont désastreuses pour le château comme pour la vénerie. Les chiens sont vendus, la chapelle pillée en 1684. De 1698 à 1700, le gouverneur Maximilien-Emmanuel de Bavière ordonne d'importants travaux de reconstruction qui modifient entièrement la physionomie du bâtiment[4] et procède à l'aménagement de l’allée menant au château, la drève du Duc. La carte de Ferraris réalisée entre 1770 et 1778 nous montre le château désormais situé au milieu de l’étang, en contrebas de la colline oblique que nous retrouvons dans notre tableau.
En 1750, de gros dégâts sont mentionnés au château par manque d'entretien. Finalement, en 1776, la décision est prise de le démolir. L'étang qui l'entourait sera comblé à la fin du XIXe siècle. L’avenue Delleur occupe aujourd’hui une partie de son emplacement.
5. Contexte historique des vues panoramiques
Notre tableau s’inscrit dans une longue tradition de représentation de domaines d’agrément dont les premiers exemples remontent à la Renaissance italienne : à la villa d’Este à Tivoli, Hyppolite d’Este commissionne à Gerolamo Muziona en 1565 des fresques représentant la villa et ses célèbres jardins ; quelques années plus tard, en 1578, le cardinal Gambara fait éxécuter des fresques à la Villa Lante représentant non seulement sa villa, mais également celle d’Alessandro Farnese à Caprarola. L’exemple le plus connu de ces représentations est la série de lunettes représentant les propriétés médicéennes commandées vers 1599-1602 par le grand-duc Ferdinand I de Médicis au peintre Giusto (Justus van) Utens pour décorer un salon de sa villa d’Artimino.[5]
Ce goût pour les représentations « aériennes » gagnera ensuite la France, où Henri IV chargera le peintre Louis Oisson de peindre des représentations de ses domaines de chasse dans la Galerie des Cerfs du château de Fontainebleau, exemple qui sera par la suite imité par son ministre le duc de Sully au château de Villebon puis par le cardinal de Richelieu pour sa résidence parisienne qui deviendra par la suite le Palais Royal.
Mais c’est dans les Flandres que fleuriront à leur tour de nombreuses représentations aériennes jusqu’à constituer une sous-catégorie bien spécifique au sein de la peinture de paysage ; la Vue du château de Mariemont par Jan Brueghel l’Ancien (conservée au Musée des Beaux-Arts de Dijon) en est un des premiers exemples.
Aux représentations de grands domaines s’ajouteront celles de batailles sous l’impulsion du peintre Sébastien Vrancx (1573 – 1647) et de son élève Pieter Snayers (1592 -1666).
6. Encadrement
Notre tableau est présenté dans un cadre en bois noirci du début du XXème siècle, simplement orné d’une bande dorée autour de la vue.
Principales références bibliographiques :
Sander Pierron - Histoire de la forêt de Soigne [sic], Bruxelles, Imp. scientifique Charles Bulens, 1905
Le paysage Brabançon au XVIIème siècle – catalogue de l’exposition tenue au musée d’art ancien de Bruxelles du 13 octofre au 5 décembre 1976
La Forêt de Soignes – art et histoire – des origines au XVIIIème siècle – catalogue de l’exposition tenue au château de Trois-Fontaines en 1987
Die Flämische Landschaft 1520-1700 - catalogue de l’exposition tenue à la Villa Hügel d’Essen du 23 août au 30 novembre 2003 et au Kunsthistorisches Museum de Vienne du 23 décembre 2003 au 12 avril 2004
Alan Rubin & Denis Harrington A la recherche d’un paysage perdu La Visite de Louis XIV au château de Juvisy Pelham Galleries Ltd 2010
[1] https://www.youtube.com/watch?v=ie74fhN8zPY
[2] Ces tapisseries sont conservées au Musée du Louvre. Elles auraient été tissées, probablement sur ordre de Charles-Quint, selon des cartons dessinés par Bernard Van Orley au début des années 1530
[3] Si le puits est bien comme nous le pensons dans la cour du château, il s’agirait alors plutôt d’un « départ pour la chasse » que d’un « retour de la chasse », ce qui nous semble assez cohérent avec l’impétuosité des chiens représentés en arrière-plan.
[4] Le château est entièrement détruit et reconstruit au bord de l’étang, à distance de la chapelle. Reconstruite en 1723, celle-ci subsistera jusqu’en 1840 date à laquelle sera construite à sa place l’actuelle maison communale de Watermael-Boitsfort.
[5] Quatorze d’entre elles subsistent et sont aujourd’hui exposées à la Villa Médicéenne de La Petraia près de Florence.