Téléchargez le PDF

 

Ce tableau aux dimensions muséales nous emmène en surplomb d’un domaine situé aux abords de la Forêt de Soignes, qu’il est tentant d’identifier comme le domaine de Ter Coigne à Watermael (dont il ne reste plus aujourd’hui que quelques bâtiments très modifiés).

 

 

Cette gigantesque « bird’s eye view » (selon l’expression anglaise) est certainement un tableau d’atelier, exécuté vers 1650 par plusieurs artistes sous la supervision de Lucas van Uden dont la composition reprend plusieurs éléments caractéristiques. Elle nous présente un paysage aux vastes horizons, éclairé par le soleil couchant qui perce à travers les nuages et s’étendant des abords de la Forêt de Soignes jusqu’aux portes de Bruxelles.

 

  1. Contexte historique des vues panoramiques

 

Notre tableau s’inscrit dans une longue tradition de représentation de domaines d’agrément dont les premiers exemples remontent à la Renaissance italienne : à la villa d’Este à Tivoli, Hippolyte d’Este commissionne à Gerolamo Muziona en 1565 des fresques représentant la villa et ses célèbres jardins ; quelques années plus tard, en 1578, le cardinal Gambara fait éxécuter des fresques à la Villa Lante représentant non seulement sa villa, mais également celle d’Alessandro Farnese à Caprarola. L’exemple le plus connu de ces représentations est la série de lunettes représentant les propriétés médicéennes commandées vers 1599-1602 par le grand-duc Ferdinand I de Médicis au peintre Giusto (Justus) Utens pour décorer un salon de sa villa d’Artimino.[1]

 

Ce goût pour les représentations « aériennes » gagnera ensuite la France, où Henri IV chargera le peintre Louis Oisson de peindre des représentations de ses domaines de chasse dans la Galerie des Cerfs du château de Fontainebleau, exemple qui sera par la suite imité par son ministre le duc de Sully au château de Villebon puis par le cardinal de Richelieu pour sa résidence parisienne qui deviendra par la suite le Palais Royal.

 

Mais c’est dans les Flandres que fleuriront à leur tour de nombreuses représentations aériennes jusqu’à constituer une sous-catégorie bien spécifique au sein de la peinture de paysage ; la Vue du château de Mariemont par Jan Brueghel l’Ancien (conservée au Musée des Beaux-Arts de Dijon) en est un des premiers exemples.

 

Aux représentations de grands domaines s’ajouteront celles de batailles sous l’impulsion du peintre Sébastien Vrancx (1573 – 1647) et de son élève Pieter Snayers (1592 -1666).

 

2. Lucas van Uden, un des maîtres flamands du paysage au XVIIème siècle

 

Lucas van Uden est un peintre, dessinateur et graveur flamand. Il est le fils d'Artus van Uden (né en 1544), peintre de la ville d'Anvers, et le petit-fils de Pieter van Uden, fondateur d'une célèbre manufacture de tapisseries et de soieries de la ville. Lucas a probablement été formé par son père. Vers 1626 (à l’âge de 32 ans), il s’inscrit à la Guilde de Saint-Luc d'Anvers en tant que "fils de maître".

 

Il réside pendant la plus grande partie de sa vie à Anvers à l’exception d’une courte période autour de 1650 où il est vraisemblablement venu à Bruxelles et pendant laquelle notre tableau aurait été peint. Il a connu un grand succès de son vivant, habitant au centre d’Anvers dans une maison confortable avec ses huit enfants. Bien qu’il n’ait jamais fréquenté l’atelier de Rubens, l’influence de l’œuvre de ce dernier fut déterminante sur celle de Lucas van Uden, qui réalisa de nombreuses copies d’après le grand maître anversois, comme ce Paysage à l’arc en ciel peint vers 1635-1640 et conservé à Vienne et anime nombre de ses compositions d’un arc en ciel.

 

Van Uden compte parmi ses élèves Philips Augustin Immenraet (1627-79) et Jan Baptist Bonnecroy (1618-76). Son frère Jacob van Uden (1627-1629) était également un paysagiste, et le fils de Jacob, Adriaen van Uden (1655-1696), ainsi que son petit-fils Pieter van Uden (1673-1644), un peintre de miniatures, furent également actifs à Anvers.

 

3. L’influence de Lucas van Uden

 

Notre tableau nous semble être un travail d’atelier dans lequel plusieurs mains sont reconnaissables, en particulier dans les personnages au premier plan. Mais derrière ce travail d’atelier l’influence de Lucas van Uden nous parait perceptible en particulier dans la composition générale et dans les éléments atmosphériques.

 

La plupart des tableaux de van Uden sont construits selon un même schéma directeur. Le premier plan est généralement constitué d'un talus surmonté de quelques grands arbres au feuillage transparent. Ces arbres sont éclairés par l'arrière, en soulignant l'extrémité de leurs branches par des touches jaune-orange. Disposés en petits groupes et sont tous très droits, à l'exception d'un seul, qui s'incline de travers, généralement vers le centre du panneau. Nous retrouvons cette caractéristique dans le talus à gauche de notre composition (détail 1).

 

Par sa taille et sa composition, notre tableau se révèle également assez proche du Paysage à l’arc-en-ciel de Lucas van Uden conservé au Koninklijk Museum voor Schone Kunsten d’Anvers, dans lequel nous retrouvons en arrière-plan sur la droite (comme dans notre tableau) un arc-en-ciel.

 

4. Description du paysage

 

Au-delà d’un tertre qui s’élève sur la droite de la composition et qui est occupé par un groupe de chasseurs avec leurs chiens (détail 1), la composition peut être résumée comme l’alternance de deux grands espaces picturaux : une mosaïque de bois et de champs, au milieu de laquelle se détache le manoir, et la grande masse d’un ciel chargé de nuages, qui occupe le tiers supérieur de la composition et qui crée comme un jeu de miroir entre les nuages et les zones plus sombres du paysage.

Alors que le ciel à la gauche de la composition est enflammé par le soleil couchant, les derniers rayons du soleil illuminent les alentours du manoir (détail 6) et les chasseurs réunis avec leurs chiens sur le tertre avant droit (détail 1) quand la partie droite du paysage sombre déjà dans la nuit. Ce balayage du paysage par les derniers rayons du soleil, alors que le jour diminue inexorablement, introduit une dynamique subtile dans la composition et suggère une atmosphère élégiaque, en rendant sensible la fugacité de l’instant présent.

 

Plusieurs détails animent le paysage. Au premier plan sur la gauche, nous découvrons un environnement bucolique dans lequel un bouvier joue du pipeau au bord d’un étang et au milieu de ses troupeaux, avec son chien comme seul auditoire (détail 2).

 

Un peu loin sur la droite un homme est occupé à gauler les premières noix, suggérant que nous sommes aux prémices de l’automne (détail 3) ; une charrette (un autre motif peut être inspiré par Rubens chez qui il apparaît dans de nombreux paysages) surgit au fond d’un chemin creux (détail 4)…

 

La ligne d’horizon fait apparaitre en contre-jour la ville de Bruxelles à l’extrême gauche, dominée par la silhouette élancée de la tour de l’Hôtel de Ville (détail 5). Cette authentification de Bruxelles dans la ville en arrière-plan nous paraît tout à fait plausible si l’on se réfère à la Vue de Bruxelles réalisée par Jean-Baptiste Bonnecroy (un élève de Lucas van Uden) en 1665.

 

5. Proposition d’identification du domaine

 

Stratégiquement placé à proximité d’un étang (détail 6), le manoir représenté dans notre tableau est indéniablement une résidence de plaisance. Il est situé au cœur d’un quadrilatère entouré de douves en eaux vives auquel on accède par un pont levis donnant accès à un châtelet d’entrée crénelé. Le jardin qui entoure le manoir, construit au cœur de ce quadrilatère, est structuré en quatre grands carrés dont trois d’entre eux sont eux-mêmes subdivisés en quatre parterres de broderies. Trois des angles sont occupés par des petits pavillons d’agrément construits en surplomb des douves.  Le puits situé devant le château, la muraille qui prolonge sur la droite le châtelet d’entrée et le bâtiment à pignons à redans construit le long des douves pourraient être les vestiges d’une ancienne demeure féodale fortifiée.

 

Grâce à l’aide de l’Association du Patrimoine Artistique, nous proposons de rapprocher ce manoir de celui de Ter Coigne à Watermaele dont subsistent deux représentations : l'une datant de 1713 est contenue dans l'Atlas terrier de l'hôpital Saint-Jean[2], l'autre apparaît sur une carte figurative de 1716 dressée par G. Couvreur[3].

 

La ferme Ter Coigne située au Sud-Ouest de l'église de Watermael comportait 31 bonniers de terre au 15e siècle. Elle était alors aux mains de Daniel Daneels, troisième du nom. Les Daneels étaient des artisans selliers, armuriers ou orfèvres, enrichis par leur commerce et leurs descendants possédent le domaine jusqu’à sa vente en 1563 à Marguerite Quarré, une de leurs parentes. Celle-ci épouse en seconde noce le chevalier Giovanni-Andréa Cigogna. Ce gentilhomme parmesan, arrivé aux Pays-Bas parmi la suite de Marguerite de Parme avait derrière lui une belle carrière militaire au service de Charles Quint depuis 1533, puis de Philippe II. Il augmente considérablement le domaine acquis par ce mariage: vers 1573, il y fait planter deux vergers et tracer une drève de 800 mètres de long. Les bâtiments en U formaient, avec de hauts murs comprenant un porche d'entrée carrossable, un grand quadrilatère définissant une cour bien protégée des incursions. Ces précautions n'empêchèrent par le pillage de la ferme par les Vrij Buyters (francs pillards).

 

À la mort de Cigogna vers 1598, Ferdinand de Salinas, un membre du conseil privé et de l'amirauté des archiducs Albert et Isabelle, racheta ce bien. Ter Coigne passa ensuite à son parent nommé Philippe de Horosco qui le vendit en 1627 à deux Anversois, un gentilhomme nommé J. B. Frédericx et un négociant nommé Pedro Smissaert (mort en 1660) qui agrandissent le domaine (qui mesure désormais 69 bonniers) et le portent à son apogée. Il est vraisemblable que ce serait eux les commanditaires de notre tableau auprès de l’atelier d’un peintre originaire d’Anvers, pour célébrer leur réussite foncière.

 

Les enfants de ces deux propriétaires ne connaitront pas la réussite de leurs pères et le domaine sera progressivement morcelé pour être vendu à partir de 1714, le manoir changeant plusieurs fois de propriétaire et devenant une ferme dont les derniers bâtiments en très mauvais état ont été restaurés par la municipalité de Watermaele en 1976.

 

6. Encadrement

Notre tableau est présenté dans un cadre en bois noirci du début du XXème siècle, simplement orné d’une bande dorée autour de la vue.

 

Principales références bibliographiques :

Sander Pierron - Histoire de la forêt de Soigne [sic], Bruxelles, Imp. scientifique Charles Bulens, 1905

Le paysage Brabançon au XVIIème siècle – catalogue de l’exposition tenue au musée d’art ancien de Bruxelles du 13 octofre au 5 décembre 1976

La Forêt de Soignes – art et histoire – des origines au XVIIIème siècle – catalogue de l’exposition tenue au château de Trois-Fontaines en 1987

Die Flämische Landschaft 1520-1700 - catalogue de l’exposition tenue à la Villa Hügel d’Essen du 23 août au 30 novembre 2003 et au Kunsthistorisches Museum de Vienne du 23 décembre 2003 au 12 avril 2004

Alan Rubin & Denis Harrington A la recherche d’un paysage perdu La Visite de Louis XIV au château de Juvisy Pelham Galleries Ltd 2010



[1] Quatorze d’entre elles subsistent et sont aujourd’hui exposées à la Villa Médicéenne de La Petraia près de Florence.

[2] Archives du CPAS de Bruxelles, Atlas terrier de l'hôpital Saint-Jean, f° 25.

[3] AGR , Cartes et plans inventaire manuscrit, 8676b.