Cette œuvre de Carlo Francesco Nuvolone, le grand maître lombard du milieu du XVIIème siècle nous interpelle par la fulgurance de sa composition et par l’éclat des couleurs de la tunique du Christ. Alors que la composition nous semble encore très inspirée par celles des grands peintres lombards qui l’ont précédé, le visage du Christ révèle l’influence de Guido Reni, qui valut à Nuvolone le surnom de « Guido de la Lombardie ».
- Carlo Francesco Nuvolone
Carlo Francesco Nuvolone est né à Milan dans une famille d’artistes. Il a d'abord étudié avec son père, Panfilo Nuvolone, un peintre de Crémone qui a peint de nombreuses œuvres religieuses dans un style maniériste tardif, ainsi que des natures mortes.
Après avoir été formé par son père, Carlo Francesco étudie à partir de 1625 à l'Accademia Ambrosiana de Milan, où il est l'élève de Giovanni Battista Crespi, dit "Il Cerano" (1573 – 1632). Dans l'atelier du Cerano, il croise Pier Francesco Mazzuccheli dit « Il Morazzone » (1573 – 1626) et Giulio Cesare Procaccini (1574 – 1625) au contact duquel il apprend le travail délicat de l’ombre et de la lumière et l’étude attentive des expressions du visage. Il se lie également d’amitié avec Daniele Crespi (1598 – 1630), un peintre de sa génération qui sera emporté par l’épidémie de peste de 1630. Aux côtés de ces peintres lombards qui disparaitront tous très tôt dans la vie de Nuvolone, l’influence du bolonais Guido Reni (1575 – 1642) sera également déterminante.
Nuvolone devient rapidement un artiste plus reconnu que son père et il est aujourd’hui considéré, tant pour ses œuvres religieuses que pour ses portraits, comme un des principaux peintres de Lombardie au milieu du XVIIe siècle. Un tableau conservé à la Pinacothèque de Brera à Milan (et traditionnellement daté de 1649) le représente en famille avec son frère Giuseppe, qui était également peintre et qui l’a assisté dans cette la réalisation de ce tableau, qui témoigne de sa réussite.
2. Description et rapprochement avec d’autres œuvres du peintre
L’image qui nous est proposée par Nuvolone synthétise les troisième, quatrième et cinquième stations du chemin de croix : le Christ tombe pour la première fois sous le poids de la croix, à la rencontre de sa mère, alors que Simon de Cyrène se voit réquisitionner pour l’aider. Ce tableau est à notre connaissance la seule représentation de ce thème dans l’œuvre de Nuvolone.
Ce tableau aux dimensions presque carrées (128 x 116 cm) a une puissance de composition inhabituelle chez l’artiste. Il est structuré par le bois de la croix qui délimite quatre espaces autonomes de dimensions inégales. Dans le plus grand d’entre eux, correspondant au coin inférieur gauche, se déploient les couleurs éclatantes de la tunique du Christ, bleu et orangé, une association de couleur fréquente dans l’œuvre du peintre[1] dont le traitement tout en glacis apporte beaucoup de transparence et de fluidité.
Deux groupes de quatre personnages chacun dont les visages s’imbriquent s’opposent au niveau supérieur. Dans le coin supérieur gauche, rejetés dans l’ombre, quatre hommes : un soldat, un juif de Jérusalem, et un jeune homme dont le visage n’est que sobrement esquissé directement sur la préparation brune de la toile, prennent place derrière un bourreau revêtu d’une blouse rayée qui retient de sa main droite la corde attachée au cou du Christ comme s’il s’agissait de maîtriser un cheval fougueux.
La facture vigoureuse de ce groupe d’homme rappelle celle des œuvres de jeunesse de l’artiste. Le bourreau et l’éclat du casque du soldat à ses côtés évoquent en particulier le Martyre d’une Sainte conservé au Musée du Louvre.
A ce groupe d’hommes plein de violence surgi de l’ombre s’oppose dans le coin inférieur droit un groupe de quatre femmes aux couleurs délicates. Au premier plan la Vierge est représentée en pamoison, avec ses mains qui se cherchent comme pour trouver une ultime protection. Avec beaucoup de délicatesse, une jeune femme blonde, vraisemblablement Marie-Magdeleine, se penche vers elle dans un geste de réconfort. Derrière une troisième femme voilée au regard compatissant on voit apparaître, comme un pendant au jeune homme représenté derrière le groupe des trois visages masculins principaux, un quatrième visage féminin très légèrement esquissé.
Ce groupe de quatre femmes, d’une facture nettement différente du groupe de têtes masculines, est peint sur une partie qui avait été laissée en réserve et qui englobe également la tête du Christ. Il est vraisemblable que le peintre a procédé à un changement de composition, sur lequel nous reviendrons par la suite, rajoutant ce groupe après coup, ce qui expliquerait la différence d’échelle entre ces quatre têtes et celle du Christ. A noter également que Nuvolone avait initialement peint une traverse de la croix plus courte, et il est facile de voir que celle-ci a été agrandie après la réalisation du groupe des quatre femmes dans notre tableau, cachant partiellement les mains de la Vierge [2].
Un halo subsiste entre le paysage figuré en arrière-plan et le groupe de ces quatre femmes. Ce halo pourrait avoir signification à la fois symbolique et psychologique : alors que la vision du Christ se brouille, comme dans un étourdissement, son champ de vision se rétrécie et seule subsiste la vision aimante de sa mère, qui sera présente jusqu’à ses derniers instants au pied de la croix.
L’axe central superpose à la tête du Christ, déjà appuyée au croisement de la croix comme dans une anticipation de la crucifixion, celle de Simon de Cyrène représentée comme un homme âgé qui peut évoquer les figures traditionnelles de Saint Joseph. L’opposition entre les deux mains, celle ridée de Simon de Cyrène qui soutient le haut de la traverse supérieure de la croix et celle crispée du Christ qui s’agrippe à cette même traverse nous semble être un des morceaux de peinture les plus remarquables de notre tableau.
3. L’influence de Guido Reni
Le visage du Christ constitue un des éléments les plus émouvant de ce tableau. Ce visage nous paraît très fortement influencé par les œuvres christiques de Guido Reni dont l’Ecce Homo du Fitzwilliam Museum (autour de 1639) constitue un des plus beaux exemples.
4. Une composition à la genèse complexe
Il nous a semblé intéressant pour tenter d’expliquer l’évolution de la composition de notre tableau, et en particulier l’allongement de la traverse de la croix, de le rapprocher d’un petit panneau peint par Il Morazzone vers 1610-1617 pour la chapelle du Rosaire dans l’église San Vittore de Varese : Le Christ et Sainte Véronique.
En regardant le tableau de Morazzone, il nous semble intéressant de formuler l’hypothèse suivante qui pourrait expliquer la mise en place chaotique de cette composition. Nuvolone, en s’inspirant de la composition de Morazzone, aurait dans un premier temps laissé en réserve une forme sinueuse correspondant à celle que devait occuper ce personnage (probablement la Vierge ou Sainte Véronique). Comme dans le tableau de Morazzone il devait cacher le bas de la croix qui du coup n’aurait pas été peint et laissé en réserve.
Ce personnage n’a finalement pas été réalisé et la composition a changé, amenant la mise en place d’un groupe de quatre femmes qui répond comme nous l’avons vu au groupe des quatre figures masculines. Après l’avoir peint, l’artiste a alors dû rallonger la croix qui se trouve désormais en avant des quatre femmes et dont le bas cache en partie les mains de la Vierge.
5. Encadrement
Nous présentons ce tableau dans un cadre mouluré italien en bois sculpté et doré du XVIIIème siècle d’une grande sobriété.
Principales références bibliographiques :
Filippo Maria Ferro – Nuvolone Une famiglia di pittori nella Milano del ‘600 – 2003 Edizioni dei Soncino
Marco Rosci – il Cerano 1573 – 1632 Protagonista del Seicento lombardo – 2005 Federici Motta Editore
Jacopo Stoppa – Il Morazzone – 2003 5 continents editions
Guido Reni the Divine – catalogue de l’exposition du Städel Museum de Francfort 2023
Painters of reality – the legacy of Leornardo and Caravaggio in Lombardy – catalogue de l’exposition du Metropolitan Museum of Art de New York en 2004
[1] Un bon exemple de l’utilisation de cet accord de couleur est le Repos pendant la fuite en Egypte conservé dans l’église San Giuseppe de Borgomanero et exécuté entre 1636 et 1643.
[2] La restauration a conservé la transparence accrue de cette partie de la couche picturale, permettant de voir l’intégralité des mains de la Vierge sous le bras de la croix (qui devrait bien évidemment être opaque et les cacher en partie).