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Rapidement exécuté à la pointe du pinceau, ce lavis à la frontière de l’abstraction nous a séduit par sa grande spontanéité. Cette étude est en effet une première pensée pour une petite toile licencieuse peinte par Delacroix dans un goût troubadour à son retour d’Angleterre en 1825 : Le duc d’Orléans montrant sa maîtresse. Delacroix utilise comme support pour cette étude une des toutes premières épreuves de la lithographie « Homme noir à cheval » publiée en 1823.

 

Cette étude provient de la collection de Philippe Burty, un important critique d’art de la deuxième moitié du XIXème siècle qui fut chargé par Delacroix de classer ses estampes et ses dessins en préparation des ventes de son atelier après son décès.

 

  1. Eugène Delacroix « pour les cœurs mortels […] divin opium »[1]

 

Eugène Delacroix est né en 1798 dans un milieu privilégié : son père Charles Delacroix, qui avait été brièvement ministre des Affaires étrangères sous le Directoire, était alors ambassadeur en Hollande. Sa mère, Victoire Oeben, est issue d'une famille d'artisans. Les deux parents décèdent prématurément, le père en 1805, la mère en 1814, laissant Eugène à la charge de sa sœur aînée, Henriette de Verninac, l’épouse d'un ancien ambassadeur en Turquie et ministre plénipotentiaire en Suisse. Enfant, il avait joué sur les genoux de Talleyrand, successeur de son père au ministère des Affaires étrangères. Il a été suggéré, mais non prouvé, que Talleyrand, auquel Delacroix ressemblait beaucoup à la fin de sa vie, était en fait son véritable père.

 

En 1815, Delacroix, âgé de dix-sept ans, commence à prendre des leçons de peinture avec Pierre Guérin (1774-1833), par l'atelier duquel Théodore Gericault était brièvement passé. L'enseignement classique n'a que peu d'effet sur lui : artiste autodidacte, sa véritable école sera le Louvre, où la splendeur de Titien, Véronèse et Rubens brillent suffisamment pour éclipser l'école de David. Parmi ses collègues copistes dans les galeries du Louvre, il rencontre le jeune Anglais Richard Parkes Bonington (1801-1828) qui, aux côtés de son ami Raymond Soulier, l'initie à l'aquarelle et à une tradition britannique du colorisme, et qui contribue à éveiller son intérêt pour Shakespeare, Byron et Scott, les principales sources littéraires de son romantisme.

 

En 1822, à ses débuts au Salon, sa Barque de Dante (Louvre), attire l'attention. Deux ans plus tard, ses Massacres de Chios (Louvre) font irruption au Salon de 1824 comme "un hymne terrifiant en l'honneur du destin et de la souffrance irrémédiable"[2]. L'achat de l'œuvre par le gouvernement permet à Delacroix de visiter l'Angleterre au printemps et à l'été 1825.

 

La colossale et orgiaque Mort de Sardanapale (Louvre), exposée au Salon de 1827, est un nouveau choc pour le public. Delacroix avait tiré le sujet d'une pièce de Byron, mais a composé la distribution voluptueuse de cette scène de massacre à partir de sa propre imagination. La Révolution de 1830 lui inspire sa seule œuvre véritablement populaire, La Liberté guidant le peuple (Louvre). Pour une fois, le public et la critique s'unissent pour louer l'artiste, et le gouvernement de Louis-Philippe lui décerne la Légion d'honneur.

 

Au début de l'année 1832, Delacroix se rend en Afrique du Nord dans la suite d'une ambassade française auprès du sultan du Maroc. L'Afrique islamique dépasse toutes ses espérances. La beauté classique qu'il avait vainement cherchée dans les plâtres de l'atelier de Guérin, il la rencontre maintenant le long des routes sous le ciel africain. Il remplit des carnets de croquis d'observations de la vie arabe et accumule des idées qui lui serviront jusqu'à la fin de sa vie. À son retour à Paris, il commence une série de sujets orientaux à partir de ses souvenirs de voyage. Femmes algériennes dans leur appartement (1834, Louvre) témoigne d'une visite dans un harem. L'intensité sensuelle du tableau marque l'aboutissement d’un style mature, plus sobre mais également plus puissant.

 

Après 1830, Delacroix s'identifie de plus en plus à la grande tradition des Vénitiens et des Flamands, en particulier à Véronèse et Rubens. Les gouvernements de Louis-Philippe et de Napoléon III lui confient d'importantes commandes monumentales, à commencer en 1833 par les décorations allégoriques du Salon du Roi au Palais Bourbon (Chambre des députés). Cette commande est suivie de près par celle, encore plus importante, de la bibliothèque du Palais Bourbon (1838-1847) puis de la bibliothèque du Sénat au Palais du Luxembourg (1840-1846). Suivent le plafond de la galerie d'Apollon au Louvre (1850-1851), les décorations du salon de la Paix de l'Hôtel de Ville de Paris (1852-1854, détruit en 1871) et la chapelle des Saints-Anges de l'église Saint-Sulpice (1854-1861).

 

Aucun autre peintre de l'époque n'a été aussi continuellement employé à des travaux monumentaux à grande échelle. Ses peintures murales prouvent que cet artiste avait l'énergie de composer sur d'immenses surfaces et la vigueur mentale d'inventer des images qui dominent ces murs.

 

L'Exposition universelle de 1855 présente trente-six de ses tableaux, ce qui lui vaut d'être considéré, avec Ingres, comme l'un des deux plus grands artistes français vivants. Longtemps refusé à l'Académie, il y est finalement admis en 1857. Souvent atteint d'infections bronchiques et économisant ses forces physiques, il mène une vie de célibataire frugale mais travaille avec une énergie sans faille jusqu'à la fin. Il meurt le 13 août 1863.

 

2. Description du dessin et œuvres en rapport

 

Cette étude nous semble devoir être mise directement en relation avec un petit tableau[3] réalisé par Delacroix en 1825 à son retour d’Angleterre.  Il met en scène Louis 1er d’Orléans (reconnaissable à sa veste brodée de fleurs de lys) qui présente à son chambellan Aubert Le Flamenc le corps dénudé de sa maîtresse Mariette d’Enghien (dont la tête reste cachée de la vue de ce dernier), et ce alors que celle-ci n’est autre … que la propre femme du chambellan !   L'anecdote trouve son inspiration littéraire dans un épisode de l'Histoire des ducs de Bourgogne de Prosper de Barante (republiée en 1824) ; cet épisode figure également dans la Vie des dames galantes de Brantôme (republiée en 1822). Certains commentateurs y ont vu également une allusion voilée à la jeunesse de Delacroix, qui aurait en 1822-1823 partagé avec son ami Soulier la même maîtresse, Madame de Pron.

 

Dans notre étude, nous retrouvons les deux principaux protagonistes, le duc et son chambellan, qui se font face dans le huis-clos d’une alcôve bordée de lourds rideaux. Alors que le duc, assis sur la droite dans une position assez désinvolte lui dévoile sa maîtresse, le chambellan trahit sa surprise par un geste de son bras gauche, qui sera remplacé par un mouvement beaucoup plus doux (suggérant peut-être la douce contemplation des beautés qui lui sont révélées) dans la version peinte. Pour la maîtresse, Delacroix s’en tient à l’essentiel : d’une touche de sépia, il évoque sa tête cachée dans l’ombre derrière le drap, et d’un fin trait de pinceau en forme de vague, ses formes voluptueuses mises à nu …

 

Eugène Delacroix a utilisé cette même technique du lavis sépia dans une étude conservée au Musée du Louvre. Réalisée en 1822, elle représente des murailles et des tours en flamme et constitue une étude préparatoire pour la cité de Dité qui apparaît en arrière-plan de la Barque de Dante présentée au Salon de 1822.

 

Un an plus tard, en 1823, Delacroix publie sa première lithographie « artistique » qui se démarque de ses productions antérieures, constituées principalement de caricatures satiriques. L’estampe dont le verso a été utilisé pour notre dessin est un tirage de piètre qualité, décentré et penché par rapport à la feuille ce qui suggère qu’il pourrait s’agir d’un des tous premiers tirages réalisé avant le règlement définitif de la presse lithographique.

 

3. Provenance et encadrement

 

Une inscription en bas du feuillet nous indique la provenance prestigieuse de ce feuillet : l’expert et critique d’art Philippe Burty. Celui-ci faisait partie d’un comité de quatre membres qui avait été désigné par l’artiste peu avant sa mort pour organiser la vente des œuvres contenues dans son atelier. Philippe Burty, grand amateur d’estampe était alors le directeur artistique et le critique de la Gazette des Beaux-Arts. C’est à lui que le comité confia le classement des dessins (et des gravures) et la préparation du catalogue de la vente dont il écrivit la préface générale. Notre feuille ne semble pas avoir fait partie de ces ventes, dont elle ne porte pas le cachet et l’on peut supposer qu’elle lui aurait été donnée par Delacroix (avec qui avait eu des échanges épistolaires dès 1862 à propos d’un projet de catalogue de son œuvre gravée).

 

Notre feuille a fait ensuite partie de la collection de Marcel Lecomte (Paris 1914 – 1996) un marchand d’art spécialisé dans les dessins, les estampes et les livres anciens. En 1938, celui-ci s’installe au 17, rue de Seine, et publie son premier catalogue de livres. Dans les années 1940-1950 il profite de l’essor du marché de l’estampe, notamment avec les États-Unis. En 1947 il est agréé Expert auprès de la Compagnie des commissaires-priseurs et réalise sa première vente à l’Hôtel Drouot.

 

En parallèle de ses activités d’expert et de marchand, Marcel Lecomte constitue trois collections personnelles : de dessins anciens, d’estampes anciennes et de livres romantiques et modernes des XIXe et XXe siècles. Son cachet, apposé en noir sur le verso et parfois sur le recto ou les montages, ne figure pas sur les dessins vendus en 1989, mais seulement sur les estampes. Ces dessins et ses estampes seront vendus en ventes publiques à Drouot le 15 mars 1989 (pour les dessins) et le 26 juin 2020 (pour les estampes).

 

Notre dessin représentait un vrai casse-tête à encadrer : il fallait à la fois respecter les dimensions de la feuille mais également s’adapter au dessin, légèrement décentré. Nous avons choisi un cadre français du XIXème siècle qui était suffisamment large pour permettre de conserver la feuille dans son intégralité tout en centrant le dessin. Une fenêtre au dos du montage permet de voir au verso la lithographie (qui elle ne pouvait pas être centrée).

 

Principale référence bibliographique :

(Sous la direction de) Sébastien Allard et Côme Fabre - Delacroix 1798-1863 – catalogue de l’exposition présentée au Musée du Louvre du 29 mars au 23 juillet 2018



[1] Baudelaire – poème « Les Phares »

[2] Charles Baudelaire, "L'Œuvre et la vie d'Eugène Delacroix", publié sous le titre L'Art romantique, Paris, 1869

[3] La toile mesure 35 x 25.5 cm.