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Ce portrait d’enfant inédit, resté jusqu’à ce jour dans la descendance directe du modèle, est une découverte. Il constitue vraisemblablement le plus beau témoignage de l’activité de Girodet pendant son séjour napolitain. L’artiste utilise un mélange de techniques éblouissant pour plonger notre modèle - une jeune fille à la sensualité incandescente, représentée un fruit à la main - dans l’atmosphère luxuriante d’un véritable jardin d’Eden, dominé par une vigne couverte de grappes.

 

  1. Les débuts de Girodet, de l’atelier de David au séjour napolitain

 

Anne-Louis Girodet naît en 1767 à Montargis dans une famille bourgeoise, proche de la famille royale dont elle administrait les domaines. Son père était le fils d’un notaire royal, bailli et juge. Il achète en 1747 une charge de vérificateur de l’apanage d’Orléans. En 1758, il acquiert les terres et la seigneurie du Verger, dont il dote son fils aîné qui prend ainsi le nom de Girodet du Verger, quand Anne-Louis le fils cadet est appelé à son tour Girodet de Roussy, du nom d’un petit arpent de bois faisant partie de cette propriété.

 

Une figure importante dans l’entourage familial du jeune peintre est le médecin Benoît François Trioson, également attaché au service de la maison d’Orléans et résidant à Paris. Chargé par le père du jeune Anne-Louis de veiller à son éducation, il prendra une place très importante dans la vie du jeune artiste après le décès de son père en 1784. Après la mort de sa femme et de ses enfants, le docteur Trioson adoptera Girodet en 1809 et celui-ci prendra alors le nom de Girodet de Roussy-Trioson et héritera de son père adoptif en 1816.

 

Une prédisposition naturelle pour le dessin amène l’adolescent à s’inscrire à seize ans, en 1783 à l’Académie royale de peinture comme élève. Après la mort de son père (en 1784), Girodet entre dans l’atelier du peintre Jacques-Louis David, véritable pépinière d’artistes de talent au sein de laquelle il est amené à fréquenter les peintres Drouais, Gros, Gérard, Fabre, Hennequin, Isabey … Le jeune Girodet serait d’ailleurs l’un des principaux peintres de la deuxième version du Serment des Horaces commandé par le comte de Vaudreuil.

 

Après plusieurs tentatives infructueuses, Girodet remporte le Prix de Rome. Désireux de s’affranchir de la tutelle de David, il part dès le mois d’avril 1790 pour Rome, où il arrive le 30 mai après un voyage de 6 semaines. C’est à Rome que Girodet peint un de ses premiers chef d’œuvre Le sommeil d’Endymion. Ce tableau, doté d’une forte ambigüité érotique, sera par la suite analysé par certains historiens d’art comme une véritable déclaration de l’homosexualité latente de son concepteur.

 

L’agitation révolutionnaire gagne à son tour la vénérable Académie et les pensionnaires décident d’enlever les fleurs de lys du fronton de son siège, le palais Mancini, pour les remplacer par une allégorie de la République. Cette décision met le feu aux poudres et l’Académie est mise à sac par la foule romaine le 13 janvier 1793, entraînant la dispersion des pensionnaires et sa fermeture. Girodet et son camarade Péquignot quittent alors Rome pour se réfugier à Naples.

 

Arrivé à Naples le 18 janvier 1793, Girodet y passera treize mois et cette période sera une des plus difficiles de sa vie. Sa santé se dégrade rapidement ; aux symptômes de la syphilis contractée auprès des prostituées romaines s’ajoute ceux de la tuberculose. Soigné par le docteur Cirillo qui lui fournit les certificats médicaux lui permettant de poursuivre son séjour, la gravité de son état le contraint à passer également l’hiver 1794 à Naples. Girodet quitte la ville le 31 mars 1794 pour Venise.

 

Pour essayer de caractériser la production artistique des premières années de Girodet, nous reprendrons ci-dessous une partie de la conclusion de Sylvain Bellenger dans sa contribution au catalogue de l’exposition du Louvre en 2005 : « moins qu’un gardien du classicisme, Girodet, semble pour nous en être l’excès […]. Son art fait d’excès d’intentions littéraires, de raffinement savant et de virtuosité souvent éblouissante, se rattache au maniérisme particulier des fins d’écoles. […] Désavoué par David pour sa bizarrerie, Girodet sera sauvé par elle : « l’originalité excite la curiosité », notait-il dans un carnet ».

 

2. La place du portrait dans les œuvres napolitaines de Girodet

 

Peu d’exemples de la production napolitaine de Girodet sont parvenus jusqu’à nous. Un Portrait de Napolitain au crayon était reproduit dans le catalogue de l’exposition du Louvre[1] et le musée de Montargis conserve le Portrait d’une Napolitaine reproduit ci-dessus.

 

Nous avons vendu en 2024 les portraits des deux parents de notre jeune fille, André et Marguerite Lefèvre de Revel, qui provenaient de la même collection particulière et avaient également été réalisés par Girodet au début de son séjour napolitain en 1793.

 

Monsieur Lefèbvre était vraisemblablement un commerçant français installé à Naples, et le nom de jeune fille de sa femme, Germain nous indique qu’elle devait être également d’origine française. Ils semblent n’avoir eu qu’une fille (notre modèle) née le 24 novembre 1783 à Naples, qui est donc représentée ici à l’aube de ses 10 ans.

 

De Naples subsistent également la mémoire d’un tableau représentant Erasistrate découvrant la maladie d’Antiochus, piquant clin d’œil offert au bon docteur Cirillo dont nous connaissons quelques copies alors que l’original a disparu, et quelques rares paysages qui témoignent de l’influence sur Girodet du paysagiste Jean-Pierre Péquignot (1765 – 1804).

 

L’un deux, un dessin conservé au Musée Magnin représentant un Paysage avec une femme effrayé par un serpent nous semble particulièrement intéressant car on y retrouve la même atmosphère d’une nature édénique, surabondante et légèrement angoissante que celle développée en arrière fond de notre portrait.

 

3. Description de notre portrait et œuvres en rapport

 

La pose de notre modèle est très inattendue pour un portrait : assise sur une chaise à la rigueur antique, de dos, un fruit à la main, notre modèle semble s’être brusquement retournée, comme si elle avait entendu le bruit d’un animal. Son regard dirigé vers le sol ne croise pas celui du spectateur. Son sourire ajoute à l’ambigüité de la scène. Un pied de vigne luxuriant déploie en arrière-plan les sinuosités de ses sarments, qui rappellent les lourdes boucles de sa chevelure. Le traitement très sombre des feuilles de vignes, éxécuté au pinceau, contraste avec les touches de lumière apportées par les rehauts de blanc sur le corps du modèle et évoque une atmosphère orageuse, un peu étouffante.

 

La présence d’un fruit dans la main de notre jeune fille nous interpelle et nous amène à y voir un portrait allégorique. L’interprétation la plus évidente serait celle d’une représentation d’Eve, mais l’âge du modèle (un peu moins de 10 ans) et les feuilles autour du fruit (qui serait plutôt selon nous une orange) nous semblent incompatibles avec cette interprétation, même si celle-ci reste évidemment présente en arrière-plan.

 

Connaissant le goût de Girodet pour la culture et la littérature classique, il nous semble plus cohérent de penser que notre jeune fille est représentée comme une des Hespérides, ces nymphes qui résidaient dans un verger dans lequel elles gardaient l’arbre aux pommes d’or, ce fruit fabuleux qu’Hercule devra dérober pour accomplir le onzième de ses travaux, et qui est souvent représenté sous la forme d’une orange.

 

L’attention portée à la description de la chevelure de notre jeune fille et le caractère presque vivant de certaines de ses mèches nous amène à y voir également une allusion ophique, qui superpose à l’image de l’Hespéride celle de Méduse, cette jeune fille à la chevelure si belle qu’elle osa rivaliser avec Athéna qui, pour la punir, changea ses cheveux en serpents et modifia son regard[2].

 

Une autre interprétation de cette « pomme d’or » tenue par notre jeune fille serait de la rattacher à l’histoire de Pâris, ce prince troyen chargé d’attribuer la pomme d’or abandonnée par la déesse Eris à sa destinataire, c’est-à-dire « à la plus belle ». On pourrait ainsi y voir un hommage de l’artiste à la beauté de notre jeune fille.

 

Les portraits d’enfant sont assez rares dans l’œuvre de Girodet et celui-ci constitue l’un des premiers connus. L’allongement très caractéristique du bras de la jeune fille nous semble pouvoir être mis en rapport à celui de Benoît Agnès Trioson regardant des figures dans un livre, un tableau du Musée Girodet de Montargis exposé au salon de 1798.

 

Un mot pour finir sur la vie de notre modèle (dont le nom est écrit d’une écriture ancienne sur l’ancien carton de fond) : elle épousera le 16 Messidor de l’an XII (le 5 juillet 1804), à Nice, Antoine Burel, un militaire né le 14 juillet 1773 qui terminera sa carrière comme lieutenant-colonel du Génie. Diplômé en 1796 de l’Ecole Polytechnique, il est connu à la fois pour l’invention d’un niveau à réflecteur et pour la mission de reconnaissance qu’il a réalisé au Maroc de mai 1808 à mai 1810.

 

4. Encadrement

 

A l’instar des deux portraits de ses parents et du portrait du Musée Girodet de Montargis, notre portrait est présenté dans un cadre en merisier mouluré, vraisemblablement réalisé dans le même atelier napolitain que les trois autres.

 

Principale référence bibliographique

Girodet 1767 – 1824 – catalogue de l’exposition tenue au Musée du Louvre - Editions du Louvre 2005



[1] Girodet 1767 – 1824 – Editions du Louvre 2005 – illustration 23 en page 31 « portrait d’un Napolitain » 1793, collection particulière.

[2] Selon une des versions du mythe citée par Apollodore