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Cette aquarelle (un medium assez rarement utilisé par l’artiste) évoque avec brio la passion développée à partir de 1898 par Paul Helleu pour le yachting. Par une belle journée de Mai, il nous invite à bord de son yacht et nous présente deux élégantes passagères, dont il saisit avec une grande spontanéité le double portrait, puisque comme l’indique une inscription en bas du dessin « le bateau remua trop pour travailler ».

 

  1. Paul Helleu

 

Comme l’écrivait Robert de Montesquiou en 1913 dans son livre consacré au peintre « Helleu est né à Vannes en 1859, d’un père breton et d’une mère parisienne ». Il ne connaît guère son père, décédé alors qu’il avait trois ans, et est élevé entièrement par sa mère qui l’envoie en 1873 poursuivre ses études au Lycée Chaptal à Paris.

 

La découverte au Salon de 1874 du Chemin de Fer d’Edouard Manet serait à l’origine de sa vocation artistique. Il travaille contre l’avis de sa mère dans l’atelier du peintre Gérôme, fréquenté également par les peintres Giovanni Boldini, Jean-Louis Forain ou Antonio de La Gandara. Helleu se lie avec John Singer Sargent, avec qui il va pendant quelque temps partager un atelier ainsi qu’avec Claude Monet (1840 – 1926) et Jacques Blanche (1861 – 1942), qui l’accompagne dans un séjour en Angleterre au cours duquel il rencontre les peintres Whistler et James Tissot.

Alors que sa mère lui coupe les vivres pour le détourner du métier de peintre qui lui semble peu convenable, Helleu travaille pour payer ses études à l’Ecole des Beaux-arts dans l’atelier du céramiste Théodore Beck où il décore de visages féminins des médaillons de céramique ornementaux.

 

En 1884, le ménage Louis-Guérin lui commande le portrait de leur fille Alice âgée de 14 ans, portrait qui figurera au Salon de 1885[1]. Helleu tombe amoureux fou de son modèle et souhaite l’épouser ; les parents consentent à ce mariage mais avec trois conditions ; qu’il ait lieu quand Alice aura 16 ans révolu (!), qu’elle termine ses études et que les jeunes mariés habitent pendant deux ans chez eux.

 

A partir de 1886 s’enchaînent les événements heureux et les succès de peintre : son mariage, suivi de la naissance de sa première fille Ellen en 1887, les participations aux Salon des pastellistes et la première exposition de ses pointes sèches à New York en 1889. Son amitié avec Robert de Montesquiou rencontré en 1887 lui ouvre les portes de l’aristocratie parisienne et il réalise en 1891 une série de portraits de sa cousine la Comtesse Greffulhe, avant de rencontrer, également grâce à Montesquiou, Marcel Proust en 1895. Celui-ci s’inspirera beaucoup d’Helleu pour le personnage du peintre Elstir dans A la Recherche du Temps Perdu, personnage dont le nom serait d’ailleurs une savante alchimie entre les noms d’Helleu et de Whistler.

 

Helleu est alors au sommet de son art et multiplie les portraits féminins, alternant entre pointe sèche, pastels, dessin aux trois crayons dont la technique est inspirée par celle de Watteau, et peinture à l’huile. Les commandes pour ces portraits féminins affluent tant de la société parisienne que d’Angleterre et des Etats-Unis, permettant au peintre de choisir ses modèles.

 

En parallèle de cette carrière de portraitiste Helleu réalise deux grandes séries de tableaux qui accompagnent de manière concomitante les recherches artistiques de Claude Monet. Celui-ci est devenu depuis leur rencontre en 1876 un grand ami d’Helleu (et ce malgré une différence d’âge de près de vingt ans), et Helleu sera d’ailleurs un de ses deux témoins (l’autre étant le peintre Gustave Caillebotte) quand, devenu veuf, Monet se remarie en 1892 avec Alice Hoschedé.

 

La première série est celle des Cathédrales commencée en 1892. Alors que Monet travaille devant la Cathédrale de Rouen, scrutant à partir d’un point fixe le jeu de la lumière sur le portail, d’heure en heure et de jour en jour, Helleu s’intéresse à la représentation de l’intérieur des cathédrales et en particulier à la diffusion de la lumière des verrières dans ces espaces immenses. En 1894 il commence ses peintures en plein air dans le Parc de Versailles. Par sa conception cette série peut être rapprochée des Nymphéas de Monet.

 

Doté grâce à ses succès d’une certaine aisance financière, Helleu devient un véritable dandy et peut s’adonner à sa passion pour le yachting. Ses goûts en matière de décoration intérieure auront une influence durable, puisque c’est à Helleu que revient l’idée d’abandonner les décors sombres que l’on affectionnait en cette fin de siècle pour des murs peints en blanc, animés du doux éclat des cadres en bois dorés.

 

La première guerre mondiale porte un coup fatal au monde dont Helleu avait été un des portraitistes les plus emblématiques et son activité pendant et après la guerre est fortement réduite, alors qu’il n’arrive pas à réinventer son art pour séduire un nouveau public. Helleu décède le 23 mars 1927 après avoir vu disparaître la plupart de ceux qui avaient le plus compté dans sa vie : Montesquiou en 1921, Proust en 1922, Sargent en 1925 et enfin Monet en 1926.

 

2. Helleu et le yachting

 

Un drame arrive au couple Helleu en 1898 : leur seconde fille âgée de 18 mois et tuée au bois de Boulogne par deux chevaux emballés. Alice Helleu est inconsolable et sombre dans une dépression. Helleu loue alors un premier yacht, le Barbara, pour tenter de la divertir. Le yachting va rapidement devenir une grande passion chez le peintre, qui passera désormais les mois d’été à naviguer entre Deauville et Cowes, assistant aux régates et recevant à bord amis et modèles.

 

Dès 1899 il achète son premier bateau le Bird, puis un deuxième L’Etoile en 1900, et enfin en 1908 le troisième et dernier, Brunette. Helleu réalise la plus grande partie de ses marines entre 1899 et 1913 et notre dessin date vraisemblablement de cette période fertile de l’artiste.

 

A cette époque la garde-robe des yachtsmen est minutieusement codifiée et leurs épouses et amies font également assaut d’élégance : vêtues d’étoffes claires et légères, elles naviguent chapeautées, munies d’ombrelles et voilées de fine mousseline afin de préserver la pureté de leur teint.

 

Plusieurs tableaux passés en vente récemment représentent Madame Helleu à bord d’un de ses yachts, dans une tenue très proche de celle des deux femmes représentées sur notre aquarelle. La légèreté de ce medium et la facilité avec laquelle il peut être utilisé en plein air nous suggèrent qu’Helleu a réalisé, au moins en grande partie, ce double portrait sur son bateau. Il pourrait être tentant d’identifier le personnage de gauche comme la femme d’Helleu (qui était rousse) même s’il est difficile d’avoir une certitude à ce sujet.

 

3. Provenance et encadrement

 

Notre aquarelle provient de la collection formée par un grand marchand d’art américain, le Dr. Maury P. Leibovitz (1917 – 1992).

 

Quittant l’armée américaine en 1946, il commence une carrière d’expert-comptable avant de rejoindre en 1960 la société Occidental Petroleum, alors dirigée par Armand Hammer[2], dont il devient un des proches collaborateurs. En 1971 il rachète avec Armand Hammer Knoedler, une des plus anciennes galeries américaines et s’installe à New York. Il sera jusqu’à sa mort Vice Chairman et Président de Knoedler-Monarco, réorientant l’activité de la galerie vers l’édition de lithographies et en particulier celles de l’artiste Leroy Neiman.

 

Nous avons choisi pour encadrer cette aquarelle un cadre en loupe d’orme dont la forme chaloupée évoque les somptueux yachts sur lesquels aimait à naviguer Helleu.

 

Principales références bibliographiques :

Robert de Montesquiou Paul Helleu Peintre et Graveur Paris 1913

Sous la direction de Frédérique de Watrigant Paul-César Helleu Paris 2014



[1] https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Helleu_-_Alice_Gu%C3%A9rin.jpg

[2] Armand Hammer est un homme d’affaires américain assez controversé pour ses liens avec l’URSS. Grand collectionneur, il fonda l’Hammer Museum à Los Angeles, un musée affilié à l’Université de Californie.