Ce magnifique dessin de la Renaissance Vénitienne nous intrigue à plus d’un titre. Il représente une composition allégorique dont le sens nous échappe en partie : une figure voilée assise sur un banc de pierre (que nous avons identifiée comme la chasteté), semble se détourner d’un buste de femme posé à côté d’elle, en dessous duquel figurent deux lapins, allégorie traditionnelle de la fertilité, mais également parfois de la luxure.
Ce dessin exécuté sur papier bleu appartient sans doute possible à la Renaissance vénitienne. Les inscriptions au dos de l’ancien carton de montage indiquent les différentes attributions envisagées par son dernier propriétaire, le peintre et historien de l’art britannique Sir Lawrence Gowing. Nous avons retenu l’attribution à Giuseppe Porta proposée par l’historien d’art John Arthur Gere[1] qui nous semble la plus pertinente.
Nous avons eu la chance incroyable de trouver pour ce dessin dont les coins supérieurs ont été anciennement coupés (de manière irrégulière) un cadre hexagonal d’un format très proche. Ce cadre hollandais du XVIIème siècle provient d’une collection aristocratique lombarde et crée une sorte de chassé-croisé assez fascinant autour de ce dessin vénitien, arrivé en Angleterre (où en Hollande, patrie de Sir Peter Lely, son premier propriétaire connu) vers le milieu du XVIIème siècle…
- Giuseppe Porta, un itinéraire artistique de Rome à Venise
Né en Toscane, aux environs de Lucques, c’est à Rome que Giuseppe Porta commence vers 1535 son apprentissage auprès d’un autre Florentin, Francesco Salviati dont il adoptera le nom en 1551. Il accompagne son maître à Venise en 1539 pour le seconder dans la décoration du palais Grimani et demeure à Venise quand ce dernier repart pour Rome.
A Venise il s’initie à la gravure sur bois et participe à l’illustration de livres. C’est cette activité de graveur qui nous fait pencher pour une attribution de notre dessin à cet artiste, la manière dont les ombres sont marquées par des traits parallèles, parfois croisés, nous semblant très typique de la technique d’un peintre graveur.
Après un séjour à Florence (où il rencontre Vasari) et à Bologne il se fixe entre 1541 et 1552 à Padoue où il réalise le cycle de la vie de Saint Jean-Baptiste au Palais Selvatico. De retour à Venise, il participe aux côtés des principaux artistes vénitiens de l’époque aux grands chantiers de décoration du Palais des Doges et de la bibliothèque Marcienne.
2. Œuvres en rapport
Le personnage principal de cette allégorie pourrait être inspiré (avec des variantes dans la position des bras et des jambes) de la Vierge représentée dans l’estampe de Giovanni Battista Franco (1510 – 1565) intitulée « La Sainte Famille avec Saint Jean-Baptiste », dont un dessin préparatoire (vers 1535) est aujourd’hui conservé à la Bibliothèque Nationale de France.
Cette proximité explique peut-être l’ancienne attribution de ce dessin à Franco, attribution qui n’est plus retenue aujourd’hui par les spécialistes que nous avons contactés. Il est en revanche tout à fait plausible que Giuseppe Porta ait vu ce dessin (ou l’estampe qui en a été réalisée) lors de son passage dans les ateliers de gravure après son arrivée à Venise en 1539.
Il nous parait intéressant de rapprocher ce dessin de deux dessins conservés au Musée du Louvre. Le premier, d’un format similaire (16,1 x 11.2 cm), représente une allégorie de la Tempérance et a été également exécuté sur papier bleu ; le second qui provient de la collection Jabach représente une Vierge à l’Enfant et témoigne de l’intérêt ancien des collectionneurs européens pour les dessins de cet artiste.
3. Une longue suite de provenances anglaises prestigieuses
Le premier propriétaire attesté de ce dessin est le peintre anglais Sir Peter Lely (1618 – 1680), dont la marque a été apposée en bas à droite de notre dessin par Roger North, un de ses exécuteurs testamentaires (Lugt 2092).
Peter Lely, « Principal Painter » de Charles II, était un peintre de portraits à succès et un collectionneur d’art de grande renommée. Avant de s’installer en Angleterre au début des années 1640, il fut membre de la corporation St. Luc de Haarlem, où il s’était formé chez Frans Pieter de Grebber. Une fois arrivé en Angleterre, il continua à peindre des paysages agrémentés de petites figures, avant de se spécialiser dans l’art du portrait. Dès la restauration de la monarchie en 1660, il est l’un des candidats légitimes au titre de peintre de cour, position auparavant occupée par Anthony van Dyck. Les années suivantes et jusqu’à sa mort, Lely détenait le quasi-monopole des portraits de cour à la mode.
Nous ignorons la date à laquelle Lely commença sa collection et il n’est pas exclu qu’il demeurait à cette époque encore en Hollande. Il est fort probable que Lely profita en Angleterre des multiples ventes des biens confisqués des propriétés des royalistes, organisées dans les années 1650. À sa mort en novembre 1680, sa collection de tableaux comprenait plus de 570 pièces : un peu plus de la moitié de peintures de sa main ou de son grand atelier, et l’autre partie composée d’œuvres d’artistes hollandais et flamands, comme Rubens et Van Dyck, mais aussi de maîtres italiens du XVIe siècle comme Véronese, Tintoretto et les Bassano, ou, enfin, de quelques œuvres de maîtres français et espagnols.
En parallèle de sa collection de tableaux, Lely constitua une remarquable collection d’estampes et de dessins qu’il considérait comme ‘la meilleure en Europe’. Comme pour ses tableaux, les exécuteurs testamentaires organisèrent là aussi des ventes pour apurer ses dettes. Aucun catalogue des ventes de 1688 et 1694 ne semble avoir été imprimé, mais la marque composée des lettres P.L (séparées par un point) permet d’obtenir une idée de la variété et de la qualité des œuvres sur papier de cette collection.
La vente de sa collection de tableaux et de dessins eut lieu après son décès, dans son ancienne maison de Covent Garden, au mois d’avril 1688. Le résultat de cette vente s’éleva à 6 000 £, et la somme fut utilisée pour couvrir une partie de ses dettes. En réunissant les dessins portant la marque P.L, on relève un nombre important de dessins d’artistes italiens du XVIe siècle comme Parmigianino, Correggio, Raphael, Perino del Vaga et les frères Frederigo et Taddeo Zuccaro. La marque figure sur des dessins de paysages et de figures du XVIIe siècle par Annibale et Lodovico Caracci, ainsi que sur un petit nombre de dessins de la main de Claude.
L'inscription à l'encre brune au verso "Primaticcio 3.3" nous révèle l’identité du propriétaire suivant de ce dessin : William Gibson (1644-1702), le peintre et marchand de dessins qui a également travaillé dans l'atelier de Sir Peter Lely. Il est probable qu'il ait acheté ce dessin (avec d'autres), à la vente de Lely en 1688, où celui-ci était vraisemblablement catalogué comme étant de Primaticcio.
Les mentions de prix, qui, selon les annotations de Richardson fils avaient été apposées pour l’usage de la veuve de Gibson, ont été décrites par Richardson père[2] : « […]on voit le nom du Maître, écrit de sa main, avec deux chiffres, qui marquaient le prix qu’il les estimait. Le second de ces chiffres était toujours 1, 2, 3 ou 4, dont le nombre 1 signifiait un Chelin [shilling], le nombre 2, une Pièce de trente sous [half a crown ou 2 ½ shillings], le nombre 3, un Ecu [a crown ou 5 shillings], le nombre 4, une Livre Sterling [20 shillings], et le premier chiffre, qu'il y mettait devant en dénotait la quantité : par exemple : 2.1, signifiait deux Chelins ; 1.2, une Pièce de trente sous ; 3.3, trois Ecus ; 3.4, trois Livres Sterling, et 10.4, dix Livres Sterling. » Cette inscription nous permet donc de connaître la forte valeur (trois écus) donnée à ce dessin par William Gibson à la fin du XVIIème siècle …
Le British Museum et la Royal Collection de Windsor conservent le plus grand nombre de dessins provenant de la collection Gibson. Le British Museum en compte 32 et la collection royale au moins 51. Cette dernière en possède d’ailleurs probablement un nombre encore plus important puisque, de nombreuses feuilles du fonds étant collées en plein, il n’est pas toujours possible de vérifier le verso qui permettrait de valider, ou non, la mention du prix. Dans le cas du British Museum, en revanche, le code se trouvait parfois au verso d’un vieux montage (inv. SL,5236.99 comme École d’Agostino Carracci) ou au verso d’une ancienne doublure aujourd’hui déposée (inv. 1952,0121.80 comme Polidoro da Caravaggio).
Les dessins passés dans les mains de Gibson sont presque tous italiens et la plupart datent du XVIe siècle. Il faut mentionner enfin que de nombreux dessins provenant de la collection Gibson ont les coins supérieurs coupés (14 feuilles, au moins, de la collection royale), comme celui que nous présentons, ce qui devait correspondre à une pratique possiblement représentative d’un ou même de plusieurs collectionneurs anglais de cette époque.
Quant à la dispersion de la collection (ou du stock) de Gibson, nous avons déjà cité Jonathan Richardson fils qui précise qu’après le décès de William Gibson, le duc de Devonshire et Jonathan Richardson père et fils avaient pu acheter de nombreux dessins auprès de sa veuve directement. Notons qu’il y eut également une vente après décès le 9 mars 1704, tenue dans son ancienne maison, « the lowermost Great House in the Arched-Row in Lincolns-Inn-Fields »[3].
La troisième provenance nous plonge dans le milieu des historiens d’art anglais du vingtième siècle : le dernier collectionneur ayant possédé ce dessin, le Professeur Sir Lawrence Gowing (1918 -1991) fut d’abord reconnu comme portraitiste et paysagiste. De formation autodidacte en histoire de l’art, il se fit ensuite connaître en tant qu'éducateur artistique, écrivain et, finalement, conservateur et administrateur de musée. Il a été décrit comme un membre éminent de "l'establishment anglais".
Une inscription au dos de l’ancien carton de fond évoque l’atmosphère érudite et la curiosité qui caractérisaient son rapport aux œuvres d’art :
Popham[4] (from the grave)
Pouncey[5] (after a rethink) and
Gere[6] (upside down) now
agree that this drawing
is by Battista Franco[7]
Cette inscription complète d’autres attributions : Salviati (la plus ancienne inscription en haut à droite) ; Parmesan School ; Giambattista Zelotti (RBH, un historien d’art dont nous n’avons pas identifié les initiales) ; Giuseppe Porta called Salviati (JAG, sans doute John Arthur Gere).
C’est cette attribution qui nous semble aujourd’hui la plus pertinente par la proximité stylistique avec d’autres œuvres de l’artiste. A noter également l’usage d’un papier bleu à l’origine (même s’il est aujourd’hui décoloré). L’usage de ce papier avait été découvert par Francesco Salviati lors de sa visite à Venise autour de 1540[8] et son élève Giuseppe Porta l’a utilisé à maintes reprises comme en témoigne le dessin du Musée du Louvre reproduit ci-dessus.
Nous avons eu la chance de trouver pour ce dessin aux coins coupés un cadre exceptionnel du XVIIème siècle hollandais en placage d’ébène également hexagonal et dont les dimensions lui conviennent parfaitement. Une inscription au tampon au dos du cadre nous précise qu’il provient de la collection du marquis Carlo Camillo Visconti Venosta (1879 – 1942), d’une importante famille italienne originaire de Lombardie.
Principaux éléments bibliographiques :
Mattia Biffis – Salviati a Venezia – Un artista immigrato nell’Italia del Cinquecento – Artemide 2021
https://www.marquesdecollections.fr/FtDetail/0ad11d1c-15ae-0f47-910d-3a3681abeb5c (sur les marques de Peter Lely)
https://www.marquesdecollections.fr/FtDetail/e1bb5a70-86cf-ac4e-818d-a2670ac72622 (sur la collection de William Gibson)
Edina Adam & Michelle Sullivan – Drawing on Blue – J. Paul Getty Museum 2024
[1] John Arthur Gere (1921 – 1995) historien de l’art anglais spécialiste des dessins italiens des 16 et 17ème siècle, conservateur des dessins et des estampes au British Museum de 1973 à 1981. On lui doit par exemple l’attribution à Giuseppe Porta d’un dessin du Musée du Louvre (RF 50865) représentant Saint Paul.
[2] Traité de la peinture, trad. de L. H. ten Kate, 1728, p. 7
[3] Daily Courant, 3 mars 1704 ; Dethloff 1996, p. 43
[4] Arthur E. Popham (1889 – 1970) historien de l’art anglais spécialiste de l’art italien, conservateur des dessins et des estampes au British Museum de 1945 à 1954
[5] Philip Pouncey (1910 – 1990) historien de l’art anglais et expert de l’art de la Renaissance italienne il fut nommé conservateur adjoint des dessins et des estampes au British Museum de 1954 à 1966 et travailla ensuite jusqu’en 1983 chez Sotheby’s.
[6] John Arthur Gere (1921 – 1995)
[7] Popham (de sa tombe) Pouncey (en y réfléchissant) Gere (à l’envers) reconnaissent tous maintenant que ce dessin est de Battista Franco
[8] Marco Simon Bolzoni « Rome looking at Venice : the Zuccaro Brothers and the Colorito versus Disegno debate” Master drawings 58, no. 2 (2020) 192n31 – cité dans “Drawing on Blue”