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Ce portrait d’un jeune homme mélancolique au regard un peu sournois nous permet de mettre un visage sur un personnage célèbre parmi les excentriques de la deuxième moitié du XVIIIème siècle : le musicien Jean-François Rameau (1716 – 1777), neveu du célèbre compositeur Jean-Philippe Rameau (1683 – 1764). Ce portrait, qui semble être l’unique portrait réalisé du vivant de Jean-François Rameau, témoigne de son passage en 1746 dans l’atelier du graveur Jean-George Wille.

 

 

Bien des années plus tard, notre modèle connaîtra une célébrité littéraire posthume en devenant l’un des deux protagonistes du « Neveu de Rameau », ce dialogue éponyme écrit par Denis Diderot (1713 – 1784) entre 1762 et 1763. Ce dessin, qui fut exposé à l’Exposition Universelle de Paris en 1878, constitue ainsi un témoignage exceptionnel de la vie artistique et littéraire à Paris à l’époque des Lumières.

 

  1. Jean-Georges Wille, un des graveurs les plus doués du XVIIIème siècle français

 

Né à Giessen dans le Landgraviat de Hesse-Darmstadt en 1715, Wille fait son apprentissage chez le graveur Georg Friederich Schmidt à Strasbourg avant de s’installer à Paris en 1736. Il fait rapidement la connaissance de Denis Diderot (né en 1713), dont il est contemporain et avec qui il restera lié tout au long de sa vie, alors qu’il réside rue de l’Observance, dans le quartier de l’Odéon.

 

Incité à se mettre à la gravure sur cuivre par le peintre Hyacinthe Rigaud, il devient un des principaux graveurs d’interprétation actifs à Paris, gravant à la fois des œuvres de ses contemporains et des tableaux des maitres anciens. Graveur attitré des rois Frédéric II et Frédéric V de Danemark, il devient également le graveur officiel de la cour de Louis XV et est élu en 1761 à l’Académie royale de peinture et de sculpture.

 

Très bien introduit dans les milieux parisiens, sa résidence parisienne devient une véritable plaque tournante des échanges franco-allemands et plus largement européens en matière d’art. [1] Directeur d’une école de dessin, il forme les artistes venus des pays germaniques. Collectionneur de tableaux et d’œuvres d’art, il promeut auprès du public français des peintres allemands comme Christian Wilhem Ernst Dietrich et s’emploie à diffuser en France des auteurs de langue allemande grâce à ses relations dans le monde des lettres en France. Il aide également des amateurs allemands à se constituer des collections privées.

 

Son activité fut particulièrement longue puisqu’il continua de graver jusqu’en 1790 (soit pendant plus de 50 ans). Ses biens sont confisqués pendant la révolution française et il termine sa vie sous l’Empire aveugle et ruiné.

 

2. Description du portrait et œuvres comparables

 

Alors que le cœur de l’oeuvre graphique de Wille est constitué par des paysages ou des scènes de genre, les portraits dessinés qu’il a réalisés, à la sanguine ou à la pierre noire, bien que plutôt rares, sont d’une « très grande qualité graphique […]. Pour restituer le modèle dans sa vérité mimétique, dans son caractère et dans son être moral, Wille recourt à des moyens techniques et stylistiques fort simples, qui confèrent à son sujet une remarquable concision et une impressionnante maîtrise »[2].

 

Nous retrouvons ces mêmes caractéristiques dans le portrait de son fils à la sanguine, tout comme dans le portrait que nous présentons.

 

Figuré de trois-quarts, les bras croisés, la tête légèrement engoncée dans les épaules, le portrait de Jean-François Rameau fut réalisé en 1746 alors que ce dernier fréquentait l’atelier de Wille. Exécuté entièrement à la pierre noire, avec quelques discrètes touches de craie blanche qui mettent en valeur l’éclat du visage, ce portrait dégage une présence quasi-magnétique. Mais c’est surtout la profondeur de l’analyse psychologique qui nous paraît intéressante, tant elle reprend en tous points ce que nous savons du modèle…

 

3. Jean-François Rameau, un musicien excentrique dans l’ombre de son oncle

 

L’homme qui nous apparaît dans ce portrait correspond bien à la description de ses contemporains : « un géant un peu contrefait » selon Piron. Près de vingt ans plus tard Diderot lui prêtera l’ autodescription suivante « j’ai le front grand et ridé, l’œil ardent, le nez saillant, les joues larges, le sourcil noir et fourni, la bouche bien fendue, la lèvre rebordée et la face carrée ».

Jean-François Rameau est né à Dijon le 30 janvier 1716[3]. Musicien précoce, il fait ses études au collège des Jésuites de Dijon avant de s’engager en 1736 dans le régiment de Poitou et de passer six années de service. Il songe ensuite à embrasser l’état ecclésiastique, fait un an de séminaire et reçoit la tonsure avant de changer de voie. C’est alors qu’il prend quelques leçons de dessins, s’essayant peut-être à la gravure en fréquentant l’atelier de Wille, arrivé à Paris une dizaine d’années auparavant.

 

Cette nouvelle piste artistique s’avère sans lendemain et Jean-François Rameau revient à la musique. Sous le nom « d’abbé Rameau » il donne des leçons de clavecin, de violon et de flûte et joue dans des formations se produisant dans des concerts particuliers. Il se retrouve ainsi dans la troupe engagée par le Maréchal de Saxe à Chambord, où il rencontre plusieurs officiers suisses, dont les filles et les femmes deviennent ses élèves au clavecin…

 

Quand il n’est pas l’hôte d’un grand seigneur à la campagne, Rameau vit grâce aux menus services qu’il sait rendre, lettres portées ou cabales montées pour assurer la promotion de quelque comédienne dotée d’un riche protecteur. Abandonnant son titre d’Abbé sans abbaye en 1756, Rameau décide de se marier et épouse en 1757 Ursule-Nicole Fruchet, la fille d’un tailleur. Il publie alors un recueil de pièces pour clavecin, utilisant la renommée de son patronyme. A la mort de sa femme en 1761 il reprend son titre d’Abbé de fantaisie et devient une figure connue de la vie parisienne … sa renommée dépasse même celle de son oncle, le célèbre compositeur des Indes Galantes ! Et c’est ce qui en fait un interlocuteur de choix pour Diderot quand celui-ci commence à rédiger à partir de 1762 une satire …

 

3. Une gloire littéraire posthume grâce à l’œuvre de Diderot

 

« La conversation réelle a-telle eu lieu en un seul après-dîner, ou bien Diderot, voulant faire plusieurs études avant d’arrêter sa composition définitive, a-t-il fait en sorte d’obtenir de son mouvant modèle plusieurs séances dans un court intervalle ? Il est malaisé de se faire une opinion à cet égard ; mais quand l’entretien s’achève, il semble bien que nous soyons aux premiers jours de 1763 ».[4]

 

Diderot écrit cette « satire » à une période difficile de sa vie. Alors qu’il approche de la cinquantaine, les difficultés s’accumulent dans la publication de l’Encyclopédie. Le Neveu de Rameau est la réponse de Diderot à ces difficultés, car c’est avant tout une satire à charge contre les ennemis de l’Encyclopédie, écrite sous la forme d’un dialogue entre Rameau, « le neveu de ce musicien célèbre qui nous a délivré du plain-chant de Lulli » et Diderot que celui-ci appelle « Monsieur le Philosophe ». De ce personnage secondaire, qui connaissait cependant tous les ennemis des philosophes, Diderot recueille les confidences ; parce qu’il personnifie toute la bande de ses ennemis, celles-ci offrent à Diderot l’occasion de se venger en dévoilant leurs combines, avant de conclure avec amertume « ma foi, ce que vous appelez la pantomime des gueux est le grand branle de la terre ».

 

5. Une œuvre à la publication compliquée

 

L’histoire de la publication du Neveu de Rameau est à l’image de ce personnage fantasque. L’ouvrage parut pour la première fois en Allemagne et dans une traduction allemande, effectuée par Goethe à partir d’une copie manuscrite tombée dans les mains de Schiller en 1804. Deux littérateurs français profitèrent de l’attention portée aux œuvres de Diderot sous la Restauration pour publier en français une traduction de l’œuvre de Goethe, en la modifiant par endroit et en la faisant passer pour l’original de Diderot. Au même moment un autre libraire, Brière, qui avait eu accès à une copie du manuscrit original le publiait également. Goethe fut appelé à la rescousse pour authentifier le texte original et donna son aval au texte publié par Brière. Cette copie manuscrite utilisée par Brière appartenait à la fille de Diderot, Madame de Vandeul et disparut après sa mort en 1824.

 

Quant au manuscrit utilisé par Goethe, il semble également avoir disparu. Il devait être une copie de l’exemplaire particulier de Diderot, qui était lui-même une copie réalisée vraisemblablement par Roland Girbal, le copiste favori de Grimm. Acheté par Catherine II avec toute la bibliothèque de Diderot, il est toujours conservé dans la bibliothèque de l’Ermitage. Il était considéré comme la version la plus fidèle du texte jusqu’à la redécouverte en 1891 du manuscrit original et autographe de Diderot chez un bouquiniste parisien !

 

6. La redécouverte d’un portrait exposé à l’Exposition Universelle de 1878, puis oublié

 

Notre portrait a une histoire presque aussi inattendue que celle de la publication du Neveu de Rameau. Son premier propriétaire connu est l’architecte Jean-Baptiste Antoine Lassus (1807 – 1857), qui l’avait identifié comme une œuvre de Wille grâce à des élèves ou des amis ayant connu le vieux maître. Peut-être faisait-il auparavant partie des collections de celui-ci pillées et dispersées pendant la Révolution ?

 

Notre dessin est ensuite acheté par un ami de Lassus, le conseiller d’état Marie Joseph-François Mahérault (1795-1879), qui le prête lors de l’Exposition Universelle de 1878 à Paris pour la Galerie des Portraits Nationaux au Palais du Trocadéro où il figure sous le numéro 578. Ce dessin restera dans sa famille pendant au moins trois générations puisque son dernier propriétaire connu est le petit-fils de Mahérault, Raoul de Najac(1856 – 1915) un autre personnage haut en couleur : auteur, acteur et dramaturge, spécialiste de la pantomime (!) et maire de Pont-L’Abbé (« le maire le plus singulier de l'histoire de la Cornouaille », selon l’historien Serge Digou).

 

Nous perdons ensuite la trace de ce dessin jusqu’à sa réapparition en vente publique en 2022…

 

7. Encadrement

 

Nous avons choisi de présenter ce dessin dans un exceptionnel cadre rocaille en bois sculpté et doré d’époque Louis XV à décor de cartouches ornés de coquilles et de branchages fleuris.

 

Principales références bibliographiques :

Johann Georg Wille (1715 – 1808) et son milieu – un réseau européen de l’art au XVIIIème siècle – Ecole du Louvre 2009

 Denis Diderot – Le Neveu de Rameau (notice, notes, bibliographie par Gustave Isambert – Paris A. Quantin 1883



[1] Elisabeth Décultot, Michel Espagne, François-René Martin dans la Présentation de l’ouvrage intitulé Johann Georg Wille (1715 – 1808) et son milieu – un réseau européen de l’art au XVIIIème siècle

[2] Heinrich Thomas Schutze Altcappenberg – Jean-Georges Wille dessinateur dans l’ouvrage Johann Georg Wille (1715 – 1808) et son milieu – un réseau européen de l’art au XVIIIème siècle

[3] Selon Gustave Isambert (l’auteur de la Notice introductive au Neveu de Rameau publié en 1883 chez A. Quantin), l’inscription de Wille sur notre dessin « Rameau, mon élève, en 1746 il est de Paris » n’est pas une indication de son lieu de naissance mais du fait qu’à la différence de nombreux artistes d’origine étrangères présent à Paris, Rameau était lui parisien.

[4] Gustave Isambert - Notice sur le Neveu de Rameau publié en 1883 chez A. Quantin