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Ce vigoureux dessin a longtemps été attribué à Polidoro da Caravaggio du fait de son sujet : L'enlèvement des Sabines est en effet une des scènes que Polidoro a représentée sur la façade du Palais Milesi à Rome entre 1525 et 1527. La proximité avec un autre dessin inspiré de cette même façade, conservé à l'Ecole des Beaux-Arts, mais également avec d'autres dessins inspirés par Polidoro conservés au Musée du Louvre nous amène toutefois à proposer plutôt une attribution à Biagio Pupini, un artiste bolonais dont la vie reste mal connue, malgré l'abondant corpus de dessins qui lui est attribué.

 

  1. Biagio Pupini, un artiste bolonais dans la lumière de la Renaissance Romaine

 

Les débuts de Biagio Pupini, une figure importante de la première moitié du Cinquecento à Bologne - Vasari le mentionne à plusieurs reprises - sont encore mal connus. Ni sa date de naissance (vraisemblablement autour de 1490-1495), ni sa formation ne sont avérées. Il aurait été l'élève de Francesco Francia (1450 - 1517) et son nom apparaît pour la première fois en 1511 dans un contrat avec le peintre Bagnacavallo (vers 1484 - 1542) pour les fresques d'une église à Faenza. Il collabore ensuite avec Girolamo da Carpi, à San Michele in Bosco et à la villa de Belriguardo.

 

Il dû se rendre à Rome une première fois avec Bagnacavallo entre 1511 et 1519. Il y découvre l'art de Raphaël, aux côtés duquel il aurait travaillé et celui de Polidoro da Caravaggio. Ce premier séjour, et ceux qui ont suivis, sont l'occasion d'une étude intense de l'art antique et moderne, comme l'illustre son abondante production graphique.

Polidoro da Caravaggio aura une influence toute particulière dans la technique adoptée par Pupini. Exécutés sur papier de couleur, ses dessins associent généralement plume, encre brune et lavis à d'abondants rehauts de gouache blanche, comme dans le dessin que nous présentons.

 

2. L'enlèvement des Sabines

 

Notre dessin reprend en l'adaptant une fresque exécutée entre 1525 et 1527 par Polidoro da Caravaggio sur la façade du Palais Milesi à Rome. Ces façades peintes ont bénéficié d'une très forte notoriété dès leur réalisation et ont inspiré bon nombre d'artistes lors de leur séjour à Rome. Ces fresques sont aujourd'hui très dégradées et difficilement visibles, le palais étant situé dans une rue assez étroite.

 

L'épisode de l'enlèvement des Sabines (au centre de la photo ci-dessus) est un thème historique qui remonte aux origines de Rome et qui est raconté à la fois par Tite-Live (Ab Urbe condita I,13), par Ovide (Fasti III, 199-228) et par Plutarque (II, Romulus 14-19). Après avoir tué son jumeau Romus, Romulus peuple la ville de Rome en l'ouvrant aux réfugiés et aux brigands et se retrouve avec un excès d'hommes. A cause de leur réputation, aucun habitant des villes voisines ne veut leur accorder sa fille en mariage. Les Romains décident alors d'inviter leurs voisins Sabins à une grande fête pendant laquelle ils massacrent les Sabins et enlèvent leurs filles.

 

La gravure qu'en a réalisé Giovanni Battista Gallestruzzi (1618 - 1677) vers 1656-1658 nous donne une bonne compréhension de la fresque de Polidoro, permettant de mesurer comment Biagio Pupini a retravaillé la scène pour en extraire ce groupe plein de dynamisme.

 

Avec une remarquable économie de moyens, Biagio Pupini reprend la partie gauche de la fresque et représente dans un espace très dense deux groupes principaux constitués chacun d'un Romain et d'une Sabine, complétés par un groupe de trois soldats à l'arrière-plan (qui semble diffèrer assez sensiblement de la composition de Polidoro).

 

L'équilibre du dessin repose sur une composition très fortement structurée. Le dessin s'organise autour d'un axe vertical médian, qui longe à la fois le coude de la Sabine enlevée sur la gauche et le pied de son ravisseur, et des deux diagonales principales, renforcées par quatre diagonales secondaires. Cette structure en losange crée un espace extrêmement dynamique, dans lequel s'opposent mouvements centripètes (les jambes de la Sabine de droite, le bras du soldat de dos en haut à droite) et mouvements centrifuges (le bras du ravisseur de gauche et les jambes de la Sabine qu'il emporte, le bras de la Sabine de droite), donnant au dessin l'aspect d'un tourbillon autour d'un point d'appui central situé légèrement à gauche du nombril du ravisseur de droite.

 

3. Polidoro da Caravaggio, et les décors de palais romains

 

Entré très jeune dans l'atelier de Raphaël (1483 - 1520), alors que celui-ci dirigeait le chantier des Loges au Vatican, Polidoro da Caravaggio est un artiste paradoxal : la plus grande partie de son œuvre Romaine, qui constituait le sommet de sa carrière, a disparu, car il s'était spécialisé dans la peinture de façades, et pourtant ces peintures éminemment visibles dans l'espace urbain ont influencé des générations d'artistes qui les ont abondamment copiées lors de leurs séjours à Rome.

 

Polidoro Caldara est né à Caravaggio vers 1495-1500 (la ville natale de Michelangelo Merisi, dit Le Caravage, qui y naîtra en 1571) à une quarantaine de kilomètres à l'Est de Milan. Selon Vasari, il serait arrivé comme maçon sur le chantier des Loges du Vatican et se serait intégré vers 1517 (âgé de dix-huit ans selon Vasari) à l'atelier de Raphaël. Cette intégration aurait permis à Polidoro de travailler non seulement aux fresques des Loges, mais aussi à certaines fresques des Chambres, ainsi qu'à l'appartement du Cardinal Bibiena au Vatican.

 

Après la mort de Raphaël en 1520, Polidoro aurait d'abord travaillé avec Perin del Vaga avant de s'associer avec Maturino de Florence (1490 - 1528), qu'il avait aussi connu dans l'atelier de Raphaël, pour se spécialiser ensemble sur la peinture de façades de palais. Ils allaient ainsi réaliser une quarantaine de façades décorées de peintures en grisaille imitant les bas-reliefs antiques.

 

Le Sac de Rome en 1527, pendant lequel son ami Maturino est tué, amène Polidoro à s'enfuir d'abord à Naples (ville dans laquelle il avait déjà séjourné en 1523), puis à Messine. C'est alors qu'il s'apprêtait à retourner dans la péninsule qu'il est assassiné par un de ses assistants, Tonno Calabrese, en 1543.

 

Dans ses Vite, Vasari a célébré Polidoro comme le plus grand décorateur de façades de son temps, notant qu'"il n'y a pas d'appartement, de palais, de jardin ou de villa à Rome qui ne contienne une œuvre de Polidoro".  Les décorations de façades de Polidoro, dont la plupart ont disparu du fait de leur exposition en plein air, constituent le plus important chapitre perdu de l'art romain du Cinquecento. Les quelques dessins du peintre qui ont survécu peuvent cependant donner une idée de l'aspect original de ses peintures murales et montrer qu'il était un artiste au génie remarquable et très original.

 

4. La façade du Palais Milesi

 

Le commanditaire de ce Palais situé non loin du Tibre, au Nord de la Place Navone, Giovanni Antonio Milesi était originaire des environs de Bergame comme Polidoro avec qui il entretenait des liens amicaux étroits. Exécutée dans les dernières années précédant le Sac de Rome, vers 1526-1527, la décoration du Palais Milesi est considérée comme le plus grand succès décoratif de Polidoro.

 

Une gravure d'Ernesto Maccari réalisée à la fin du dix-neuvième siècle permet de comprendre l'équilibre général de cette façade, alors encore assez bien conservée. Les fresques n'étaient pas entièrement monochromes mais alternaient les éléments en clair-obscur simulant des bas-reliefs en marbre et celles de couleur ocrée simulant des vases de bronze et d'or. Notre dessin correspond à la partie gauche de la seconde des six scènes qui étaient peintes sur la frise située entre le premier et le second étage.

 

5. Œuvres en rapport

 

Il nous a paru intéressant dans la très large production de Biagio Pupini de rapprocher notre dessin de deux œuvres exécutées d'après les façades de Polidoro da Caravaggio.

 

Le premier dessein est conservé à l'Ecole des Beaux-Arts de Paris et reprend une partie de la frise qui surmontait la porte d'entrée et représente des Païens adorant la statue de Latone plutôt que celle de Niobé. Nous retrouvons le même dynamisme dans les bras tendus vers la statue ; celui du vieillard en haut à droite nous semble d'ailleurs particulièrement proche de celui de la Sabine de droite.

 

On retrouve une composition axée sur les diagonales dans un dessin conservé au Musée du Louvre (Inv. 6081) représentant un Sacrifice antique. Ici Biagio s'inspire d'une composition du Palazzo Gaddi réalisée par Polidoro entre 1523 et 1524. Ce dessin aurait été réalisé par Biagio entre 1524 et 1527 (avant sa rencontre en 1527 avec Parmigianino, qui allait faire évoluer son style), période pendant laquelle l'artiste devait séjourner à Rome où il aurait également réalisés les deux dessins s'inspirant du Palais Milesi.

 

Citons enfin un autre dessin du Musée du Louvre (Inv. 6172) d'une taille très proche (18 x 17 cm). Attribué à Biagio Pupini (ou à une école vénitienne si l'on en croit Lanfranco Ravelli), il nous semble qu'il s'inspire de notre dessin, sans en avoir ni la finesse ni le dynamisme.

 

6. Encadrement

 

Ce dessin est présenté dans un cadre italien du XVIIe siècle présentant des rinceaux d'or en trompe-l'œil dont l'esprit s'harmonise parfaitement avec celui de la grisaille, représentation illusionniste d'un bas-relief.

 

 Principales références bibliographiques :

 

Carell van Tuyll et Emmanuelle Brugerolles - Le dessin à Bologne - Beaux-Arts de Paris 2019

Roberto Serra - Inventaire Général des Dessins Italiens Tome XII Dessins Bolonais du XVIème Siècle - Louvre Editions août 2022

Lanfranco Ravelli - Polidoro Caldara da Caravaggio Disegni di Polidoro & Copie da Polidoro - Bergama 1978

Pierluigi Leone de Castris - Polidoro da Caravaggio - L'opera completa - Napoli 2001