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Ce dessin vigoureux est clairement inspiré des nombreuses compositions réalisées sur le thème de l’Ecce Homo par l’atelier de Titien à la maturité du peintre. Le caractère foisonnant de la composition, l’expressionnisme avec lequel sont traités les personnages et les multiples variations par rapport aux œuvres du Titien nous amènent cependant à y voir l’œuvre d’un artiste original, peut-être d’origine étrangère, appartenant au cercle périphérique de ce que l’historien d’art Enrico Maria del Pozzolo a appelé le « système solaire de Titien ».

 

  1. Titien, artiste phare de la peinture vénitienne du XVIème siècle et ses botteghe

 

Tiziano Vecelli (ou Vecellio) dit Titien ou Le Titien en français est né entre 1489 et 1490 à Pieve di Cadore en Vénétie dans une famille aisée de militaires et d’hommes de loi. Il rentre vers 15 ans dans l’atelier de Giovanni Bellini où il se lie avec Giorgione, de dix ans son aîné, qui lui fait découvrir un style pictural nouveau, dans lequel les formes sont définies par la couleur et la matière, en s’affranchissant ainsi des dessins sous-jacents minutieux caractéristiques de la peinture de Bellini.

 

Titien devient le peintre officiel de la République de Venise à la mort de Bellini en 1516. La réalisation de son Assomption livrée en 1518 pour l’église Santa Maria Gloriosa dei Frari à Venise assoit sa réputation de peintre phare de l’école vénitienne : Titien aura pendant toute sa carrière un impact considérable sur les autres artistes de son époque, que ceux-ci soient des collaborateurs directs, occasionnels, ou des artistes sous son influence.  

 

Considéré comme un des plus grands portraitistes de son époque, sa célébrité s’étend à l’Europe entière et il devient le peintre attitré des plus grandes familles européennes : les Gonzague, les Farnese (Alessandro Farnese, dont il exécutera plusieurs portraits, est élu pape en 1534 sous le nom de Paul III), les Habsbourg (il se rendra en 1548 à Augsbourg pour réaliser le portrait de Charles Quint et le roi Philippe II d’Espagne, son successeur devient ensuite le principal commanditaire de l’artiste).

 

Ayant vécu près de 90 ans, Titien a vu la mort de beaucoup de ceux qu’il aimait (sa femme Cécilia, son frère Francesco et son fils Orazio) et on peut retrouver un sentiment pathétique dans les œuvres de la fin de sa carrière, à l’image de sa fameuse Pieta, sa dernière œuvre restée inachevée qu’il destinait à orner son tombeau.

 

Le succès de Titien repose également sur la mise en place d’un atelier large et polyvalent, qui assure, aux côtés de l’assistance traditionnelle dans la réalisation de certaines peintures, l’édition de nombreuses gravures sur bois permettant une large diffusion des œuvres du maître. Longtemps ignorées par l’histoire de l’art, les figures de ces différents élèves, l’organisation de cet atelier et les interactions des élèves avec le maître sont au cœur des études contemporaines sur l’artiste.

 

2. Une composition complexe aux accents expressionnistes

 

Exécutée à la pierre noire, la composition de notre dessin est complexe, voire légèrement confuse et reflète vraisemblablement plusieurs phases d’exécution, si ce n’est plusieurs mains.

 

La scène s’organise autour du personnage du Christ et d’un bourreau coiffé d’un bonnet phrygien. Le Christ est présenté à mi-corps, légèrement en biais, le torse nu, les épaules drapées dans un manteau, les mains jointes que l’on imagine entravées par des liens. Sa tête comme alourdie par la couronne d’épine est penchée légèrement en avant. Les yeux et la bouche sont creusés par la pierre noire posée comme en surépaisseur pour mieux exprimer la douleur.

 

L’homme coiffé d’un bonnet phrygien tient de sa main droite un fouet alors que sa main gauche, à peine esquissée, semble écarter la tunique du Christ comme s’il s’apprêtait à le flageller.

 

Deux autres hommes, qui pourraient avoir été rajoutés par la suite, occupent l’espace entre le bourreau et le Christ. L’un est représenté de profil alors que celui qui est derrière le Christ semble coiffé d’un casque militaire. Dans un geste indistinct son bras gauche est dressé comme pour frapper le Christ.

 

A la gauche de Jésus, légèrement en retrait, se trouve enfin un vieillard barbu coiffé d’un turban. Le bras gauche levé, il tend la paume de sa main dans un geste de stupeur. Son visage assez finement exécuté contraste avec la main représentée de manière très fruste. Ce personnage pourrait lui aussi avoir été rajouté après coup car il ne s’insère pas parfaitement derrière le couple formé par Jésus et son bourreau.

 

Cette frise est complétée au premier plan à gauche par deux personnages supplémentaires représentés de trois-quarts. Sobrement esquissées mais avec une grande fluidité, seules leurs têtes émergent, comme si le Christ et ses bourreaux étaient situés sur un piédestal au-dessus d’une foule nombreuse.

 

Enfin, sur la droite de la composition est représenté un deuxième soldat casqué, dont on devine la musculature sous la cuirasse. Il fixe intensément de son regard celui du Christ. Révélant une certaine maladresse chez le dessinateur, il est plus petit que les autres personnages et ce bien que situé au premier rang.

 

3. L’Ecce Homo, un sujet de prédilection du Titien au crépuscule de sa vie

 

En 1543, Titien aborde le thème de l’Ecce Homo dans une magistrale composition aujourd’hui conservée au Kunsthistorisches Museum de Vienne. Le Christ est présenté par Pilate, vêtu d’un costume à l’antique, en haut d’un escalier, dans un grand décor très architecturé qu’anime une foule de personnages.

 

A partir des années 1540 Titien et son atelier représentent à de multiples reprises le Christ de douleur pour leurs principaux mécènes. Dans ces tableaux, Titien revient au format des représentations à mi-corps qu’il avait pratiquement abandonné depuis 1520 et recentre la composition (par rapport au tableau de 1543) sur le personnage du Christ, qui est représenté seul ou accompagné d’un cercle étroit de quelques personnages. Les yeux baissés et la tête légèrement inclinée, le Christ du Titien semble calmement résigné à son sort. Impuissant et soumis, il suscite un profond pathos chez le spectateur.

 

Le tondo conservé au Musée du Louvre nous présente le Christ, dans une position très proche de celle de notre dessin, position que l’on retrouvera dans la plupart des Ecce Homo du Titien. A sa droite se tient un soldat casqué qui semble dénuder son épaule et à sa gauche un serviteur de Pilate coiffé d’un bonnet phrygien.

 

Différentes versions seront exécutées par l’atelier de Titien jusqu’à la fin des années 1560. La version qui nous semble la plus proche de la partie droite de notre dessin est celle qui est conservée au Musée du Prado. Bien que de qualité inégale, il est intéressant de noter le geste de la main de Pilate, tendant la paume de sa main gauche vers le spectateur, comme pour se distancier de la décision que prendra la foule.

 

Des radiographies de l’œuvre effectuées récemment ont montré que le bourreau de droite, représenté de dos était à l’origine représenté de profil (comme dans notre dessin), et que les deux autres personnages (Pilate à gauche du Christ et un serviteur coiffé d’un bonnet phrygien sur sa droite) ont été rajoutés par la suite. Le tableau était alors organisé autour de la diagonale qui traverse la toile de gauche à droite, soulignée par la lumière provenant de la fenêtre, et centré sur l’échange des regards entre le Christ et le bourreau situé à sa gauche. On pourrait également rapprocher notre dessin d’un autre exemplaire perdu de ce même thème, documenté en 1574 au monastère de l’Escorial, exécuté par Titien dans un format horizontal. [1] Tous ces éléments nous amènent à suggérer que l’artiste de notre dessin a bien eu accès à l’atelier de Titien au moment où ces différentes versions étaient élaborées, c’est-à-dire autour de 1570.

 

Le profil de vieillard au premier plan sur la gauche pourrait être inspiré par celui de Titien âgé tel qu’il apparaît à maintes reprises dans des œuvres de maturité du peintre, comme par exemple dans la Madonne de Miséricorde conservée à la Galerie Palatine.

 

4. Un dessin profondément original, au risque de la confusion

 

Nous avons vu au cours du dernier paragraphe les différents emprunts aux représentations de l’Ecce Homo par l’ateler de Titien que l’on peut retrouver dans ce dessin : la position du Christ, la présence de personnages à bonnet phrygiens et de soldats casqués, dont l’un regarde le Christ dans une position qui évoque le repentir visible à la radiographie dans le tableau de Madrid.

 

A contrario un certain nombre d’éléments détonnent par rapport à ces représentations de l’Ecce Homo et démontrent une certaine confusion entre ce thème et d’autres épisodes de la passion du Christ.

 

Le personnage coiffé d’un bonnet phrygien sur la droite tient une verge de sa main droite, comme s’il s’apprêtait à flageller le Christ. Cette scène, bien que se déroulant également dans le Palais de Pilate, est antérieure à l’Ecce Homo à proprement parler et n’est accompagnée ni par la présence de Pilate, ni par celle de la foule comme ici.

 

Il est en effet difficile de reconnaître Pilate dans le personnage barbu coiffé d’un turban à la gauche du Christ. Alors que la main gauche levée, la paume tendue vers le spectateur évoquent bien le geste de Pilate dans le tableau du Prado, son costume oriental semble incompatible avec le personnage de Pilate (traditionnellement représenté avec un vêtement militaire à l’antique, ou, comme dans le tableau de Madrid, dans une sorte de costume moscovite).

 

Bien que reprenant la position traditionnelle du Christ dans l’Ecce Homo, notre dessin pourrait donc être plutôt une représentation d’un autre épisode de la passion : le Christ devant le roi Hérode, épisode qui n’apparait que dans l’Evangile de Saint Luc (23 8-12) et qui s’intercale entre deux comparutions devant Pilate ; « après l’avoir, ainsi que ses gardes, traité avec mépris et bafoué, Hérode le revêtit d’un habit splendide et le renvoya à Pilate ». Hérode était d’ailleurs souvent représenté comme un personnage oriental, comme par exemple dans ce tableau d’Andrea Schiavone (1510/1515 – 1563), un autre peintre de l’école vénitienne contemporain de Titien,  tableau qui est conservé au Musée de Capodimonte à Naples. 

 

5. Une étrangeté supplémentaire : l’utilisation d’une estampe

 

Notre dessin a une étrangeté supplémentaire : il a été réalisé au verso de la partie gauche d’une estampe de Hieronymus Cock représentant Le sacrifice d’Isaac dont nous reproduisons ci-dessous l’exemplaire conservé au British Museum.

 

Cette gravure réalisée dans les Flandres est datée de 1551. L’utilisation qui en est faite ici témoigne des nombreux échanges artistiques entre les Flandres et l’Italie, échanges dont les estampes étaient un des tous premiers vecteurs[2].

 

6. Encadrement

 

Nous avons choisi pour encadrer ce dessin un cadre italien en bois sculpté et doré, à motif de feuilles d’acanthe, du début du XVIIème siècle.

 

Principales références bibliographiques :

Konrad Oberhuber – Disegni di Tiziano e della sua cerchia – Neri Pozza Editore 1976

M. Agnese Chiari Moretto Wiel – Tiziano corpus dei designi autographi – Berenice 1989

Enrico Maria del Pozzolo – La “bottega” di Tiziano: sistema solare e buco nero – Studi Tizianeschi, IV, 2006

Peter Lüdemann – Tiziano Le botteghe e la grafica – Fratelli Alinari 2016



[1] Miguel Falomir,” Christ Mocked, a late invenzione by Titian “ – Artibus et historiae XXVIII, 2007 page 53-61. Le tableau est décrit comme “un Ecce Homo con un sayon, que tiene tres pies de alto et cinco de ancho » (à peu près 83 x 139 cm).

[2] A titre d’exemple, un graveur de Vicence Angelo Falconetto (1507 – 1567) réalisera plusieurs estampes de paysage d’après celles d’Hieronymus Cock.