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De dimensions spectaculaires, cette « feuille de desseins ajustés » commandée par François Boucher à Jean-Baptiste Glomy est emblématique à la fois de l'art du peintre et de sa maîtrise de la rocaille mais aussi du goût d'une époque en matière d'arts décoratifs. Le plus grand des trois dessins, placé en bas de la composition, est particulièrement intéressant : datable autour de 1756, il constitue une première pensée (apparemment inédite) pour le frontispice du « Catalogue des tableaux de Monsieur de Julienne», conservé à la Morgan Library à New York.

 

  1. François Boucher, le maître de la rocaille française

 

La carrière extraordinaire de François Boucher n'a pas été égalée par ses contemporains en termes de polyvalence, de cohérence et de production. Pour beaucoup, notamment les écrivains et les collectionneurs qui ont été à l'origine du regain d'intérêt pour le rococo français au cours du XIXème siècle, ses beautés sensuelles, ses cupidons dodus représentent le XVIIIe siècle français dans ce qu'il a de plus typique. Sa facilité à manier le pinceau, même lorsqu'il trahit la superficialité occasionnelle de son art, lui a permis de maîtriser tous les aspects de la peinture - histoire et mythologie, portrait, paysage, vie ordinaire et, dans le cadre de compositions plus vastes, même la nature morte. Il avait reçu une formation de graveur, et les compétences de dessinateur, qu'il a acquises dans l'atelier de Jean-François Cars (1661 - 1738), lui ont été utiles tout au long de sa carrière ; ses délicieux dessins sont l'un des aspects les plus recherchés de son œuvre.

 

Élève de François Lemoyne (1688 - 1737), il maîtrise l'art de la composition tandis que les quatre années qu'il passe en Italie, de 1727 à 1731, lui donnent accès aux œuvres des maîtres, aux classiques et à l'histoire, que son éducation modeste lui avait refusé.

 

À son retour à Paris en 1734, il devient membre à part entière de l'Académie royale de peinture et de sculpture avec son splendide Renaud et Armide (Paris, Musée du Louvre). Bien qu'il ait parfois peint des sujets tirés de la Bible tout au long de sa carrière, et qu'il se soit toujours considéré comme un peintre d'histoire, son propre répertoire d'héroïnes, de séductrices, de paysannes coquettes et de beautés érotiques convenait mieux à des sujets plus légers et plus décoratifs. Sa maîtrise de la technique et de la composition lui permet de passer des cartons de tapisserie à grande échelle (il travaillera tout au long de sa carrière pour les manufactures de tapisserie de Beauvais et des Gobelins, devenant directeur de cette dernière en 1755), à des chefs-d'œuvre intimes comme Diane au repos (Paris, Louvre), et à quelques scènes de la vie quotidienne comme le Déjeuner (Paris, Louvre), avec ses personnages élégamment vêtus groupés autour d'une table bien dressée.

 

La production de Boucher, qui a connu un énorme succès et a bénéficié d'un large soutien, est prodigieuse. D'abord parrainé par la Couronne dans les années 1730, puis nommé Premier Peintre du Roi en 1765, il exécute de nombreuses commandes royales et princières jusqu'à sa mort en 1770, travaillant notamment pour la maîtresse de Louis XV, la marquise de Pompadour, dans chacun de ses palais. Toujours prêt à mettre ses talents à profit dans d'autres domaines, il conçoit des décors de théâtre et d'opéra et fournit des dessins destinés à être utilisés comme modèles pour les figures de la manufacture de porcelaine de Vincennes (plus tard Sèvres). En tant que professeur, il était très apprécié par ses nombreux élèves, parmi lesquels Fragonard, Le Prince, Deshays, Brenet, Baudouin, Lagrenée, et Madame de Pompadour elle-même.

 

Même David, un cousin éloigné, a été clairement influencé par Boucher dans ses premières œuvres. Jamais, depuis Le Brun, un artiste français n'avait laissé une telle empreinte sur les arts de son temps.

 

2. Description des dessins

 

Bien que fort différents, les trois dessins rassemblés dans ce montage sont tous les trois animés d'un même souffle créatif et sont à ce titre parfaitement représentatifs du goût de Boucher pour les compositions symboliques ou mythologiques, exécutées dans un style à la fois enlevé et plein de vigueur.

 

Le dessin en tête de la composition (reproduit ci-dessus) représente une Etude de nymphes : trois jeunes femmes sont allongées dans un savant désordre, alors qu'une quatrième semble flotter à l'arrière. Même s'il apparaît difficile de rattacher directement ce dessin à une composition du peintre, la nymphe du milieu, la jambe gauche tendue en avant et les bras écartés, peut évoquer un des personnages d'une des dernières compositions de Boucher, Mercure confiant Bacchus enfant aux nymphes de Nysa, peint en 1769.

 

Typique du goût érotico-mythologique, le dessin du milieu (reproduit ci-dessous) représente Mars et Vénus : Mars, vraisemblablement guidé par Cupidon, écarte une tenture et découvre Vénus endormie. Le sujet, tiré des métamorphoses d'Ovide (IV, 167-189) est un grand classique depuis la Renaissance et permet ici à Boucher de représenter avec beaucoup de volupté le corps d'une belle femme abandonnée au sommeil. Nous n'avons pas retrouvé de tableau de Boucher en relation avec cette esquisse.

 

Le troisième dessin (reproduit ci-dessous), le plus important de la composition, est beaucoup mieux documenté. Il représente une allégorie des arts, symbolisés par des putti qui s'adonnent à la pratique de la sculpture et du dessin dans l'atmosphère d'un cabinet d'amateur, encombrée de bibelots et de cartons à dessin.

 

Ce dessin est sans aucun doute possible le modello du frontispice du « Recueil Julienne », un catalogue de la collection de tableaux réunie par l’amateur d’art Jean de Julienne (1686 – 1766). Ce manuscrit, vraisemblablement réalisé vers 1756, est aujourd’hui conservé à la Morgan Library de New York. A noter les modifications introduites par Boucher entre l’esquisse très enlevée que nous présentons et la composition finale : en particulier le changement d’attitude du putto assis au milieu de la composition (qui désigne le monogramme) alors qu’il était en train de feuilleter un carton à dessins dans l’esquisse, et l’introduction des deux putti sur la gauche, qui reprennent ce thème de la consultation d’un carton à dessins.

 

3. Jean-Baptiste Glomy expert, monteur de dessins et d'estampes et organisateur de ventes aux enchères

 

Fils d'un maçon d'Auxerre, Jean-Baptiste Glomy commence son apprentissage en 1729 à l'âge de dix-huit ans avec le marchand-mercier Pierre Henry Taumiet. D'abord associé avec Helle, marchand d'estampes et de dessins, géographe et conseiller de plusieurs amateurs célèbres, Glomy publie avec lui en 1751 le premier catalogue des eaux-fortes de Rembrandt, basé sur le manuscrit laissé par Gersaint. Glomy commence ensuite à travailler pour son propre compte à partir du premier juin 1753.

 

La spécialité de Glomy était l'encadrement et la monture des dessins et estampes. Glomy a rendu à la mode les « desseins ajustés », c'est-à-dire des dessins contrecollés avec un lavis et un filet d'or. Les plus grands amateurs et peintres de son époque (et en particulier le peintre François Boucher qui était un de ses principaux clients) lui confiaient leurs dessins. Sur les montages qu'il réalise, Glomy appose un cachet sec avec son nom en toutes lettres ou bien un cachet avec son initiale G (L.1119), comme sur le montage que nous proposons.

 

Il avait également inventé un nouvel arrangement artistique, qui consistait à tracer des filets peints et dorés à l'envers du verre. Ce genre eut tant de succès qu'on lui donna le nom de son inventeur ; on disait glomiser ou églomiser un dessin, une estampe, c'est-à-dire l'encadrer sous verre à la façon de Glomy.

 

En parallèle de son activité de monteur, Glomy n'a pas cessé de diriger des ventes d'œuvres d'art, agrémentant les catalogues (comme par exemple celui de la vente Conti en 1777) de ses propres réflexions pour en rendre la lecture moins austère.

 

4. Le Journal des ouvrages

 

Ce précieux manuscrit conservé à Paris, à la Fondation Custodia (Collection Frits Lugt, inv. 9578) nous donne le détail des commandes reçues par Glomy, principalement en tant que monteur de dessins et d'estampes de 1753 à 1761. Boucher devient un client de Glomy dès juillet 1754, et le Journal révèle l'importance des commandes qu'il effectue : 90 « desseins ajustés » et 33 « feuilles de desseins ajustés » en 1754, 33 « desseins ajustés » et 89 « feuilles de desseins ajustés » en 1755, 43 « desseins ajustés » et 60 « feuilles de desseins ajustés » en 1756, etc. Le prix était de 30 sols par montage avec or, tant pour les dessins que pour les feuilles (comme la nôtre) et ce jusqu'en 1759, date à partir de laquelle Glomy le réduisit à 20 sols.

 

La feuille que nous présentons est un exemple fascinant des commandes de Boucher à Glomy et témoigne du goût d'une époque pour les « desseins ajustés », puisque ceux-ci une fois réalisés étaient revendus par Boucher à des amateurs qui les utilisaient pour orner leurs intérieurs.

 

5. Encadrement

 

Nous avons choisi pour encadrer ce très beau montage un cadre constitué de baguettes de boiseries, sculptées de perles et de rais de cœur et dorées, d'époque Louis XVI.

 

Principales références bibliographiques :

Boucher - Catalogue de l'exposition du Grand Palais (18 septembre 1986 - 5 janvier 1987) - RMN 1986

F. Marandet, 'Pierre Remy (1715-97): The Parisian art market in the mid-eighteenth century'Apollo, août 2003

P. Michel, Le Commerce du tableau à Paris dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, Villeneuve d'Ascq 2007