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Cette étude nous présente un paysage typique de la campagne romaine : un ancien mausolée devant lequel passe une charrette suivie de deux paysans. Un deuxième tombeau se devine en arrière-plan et quelques moutons paissent sur le tertre qui borde le chemin. Si la technique (un dessin à la plume sur traits de graphite, complété d'un lavis d'encres brunes et grises) et la signature évoquent inévitablement l'art du Lorrain, c'est au verso de ce dessin que nous trouvons les preuves qui nous amènent à considérer ce dessin inédit comme une œuvre du maitre.

Le motif du mausolée a en effet été repris à la plume au verso de la composition selon une technique que l'on retrouve dans plusieurs autres dessins de Le Lorrain. Mais c'est surtout l'étude de trois personnages, vraisemblablement préparatoire pour le tableau intitulé Le port d'Ostie avec l'embarquement de Sainte Paule, qui nous emmène à revendiquer cette attribution en proposant une datation vers 1629.

 

  1. Le Lorrain ou la perfection du paysage classique à Rome au XVIIème siècle

 

Claude Gellée nait en 1600 à Chamagne en Lorraine. Orphelin à douze ans, il passe une année avec son frère à Freiburg, où celui-ci est sculpteur sur bois. Claude Gellée arrive ensuite vraisemblablement à Rome en 1613 où il rentre en 1617 dans l'atelier d'Agostino Tassi (1580 - 1644). Entre 1619 et 1620 il étudie pendant deux ans à Naples dans l'atelier de Goffredi Wals (qui était lui-même un ancien élève de Tassi). En 1625 il retourne pendant deux ans en Lorraine où il travaille aux côtés de Claude Deruet. Il est ensuite de retour à Rome, ville qu'il ne quittera plus pour le restant de ses jours (à l'exception de courts voyages dans les campagnes environnantes).

 

De 1627 à 1650 il réside Via Margutta. Dès 1635 il devient un peintre renommé et les commandes affluent. Considéré de son vivant comme le plus accompli des peintres de paysages classiques, sa réputation n'a jamais connu d'éclipse. Entre 1629 et 1635 Le Lorrain part souvent dans la campagne romaine dessiner avec son ami Joachim von Sandrart (1606 - 1686).  Il devient membre de l'Académie de Saint Luc en 1633, tout en étant proches des Bentvueghels, cette corporation qui rassemble les jeunes peintres nordiques actifs à Rome. En 1643 il rejoint la Congrégation des Virtuosi. En 1650 il déménage Via Paolina où il résidera jusqu'à sa mort.

 

Peu de choses sont connues de sa vie intime. Il semble avoir eu une fille, Agnès, d'amours ancillaires. Elle s'installe avec lui vers 1657/1658. Atteint de la goutte dès 1663, il décède en 1682.

 

2. Description de l'œuvre et technique des études d'après nature

 

Deux paysans cheminent derrière une charrette tirée par un cheval sur une route qui serpente au milieu de tombes antiques. Alors que l'on aperçoit dans le lointain un tombeau rectangulaire, à la façade ornée de colonnes, la charrette longe un important édifice antique. De forme circulaire, sa façade en partie ruinée est ornée de colonnes. On devine le départ d'un deuxième étage au-dessus d'un large entablement.

 

Exécuté entièrement à la plume avec une encre brune, le dessin a ensuite été complété au lavis d'encre brune (au premier plan et devant le cheval), puis au lavis d'encre grise. On notera l'utilisation très délicate de ce lavis gris dont l'intensité s'atténue pour créer une profondeur vers le lointain bleuté, et dont on devine quelques passages très dilués dans le ciel.

 

Les études d'après nature constituent une partie importante de l'œuvre dessinée du Lorrain. Généralement réalisées au moins en partie en plein air, sur le motif, elles différent sensiblement des dessins en rapport avec des tableaux ou constitués comme des œuvres indépendantes qui sont eux effectués entièrement en atelier.

 

Réalisées à partir d'un dessin préalable à la pierre noire (dont on voit effleurer une trace au milieu du chemin devant la deuxième tombe), ces études de plein air ont quelques caractéristiques propres (que l'on retrouve ici) qui permet de les identifier : un premier plan mal défini, une rapidité d'exécution, une simplicité des moyens techniques et une nette focalisation sur certains éléments spécifiques de l'image (ici le mausolée et la charrette). Il faut également souligner qu'il est vraisemblable que ces études étaient ensuite retravaillées en atelier : c'est alors que par exemple le premier plan était complété par l'introduction d'une bande de lavis.

 

Notons enfin que comme ici ces études sont souvent signées, démontrant le souci de précision et l'estime que Claude portait à ses dessins.

 

3. Un mausolée composite ?

 

Nous n'avons pas, malgré tous nos efforts, réussi à identifier le mausolée principal situé derrière la charrette au premier plan du dessin. Les deux monuments romains ronds les plus célèbres (le Temple d'Hercule, appelé improprement Temple de Vesta ou de Cybèle, à Rome et le temple de Vesta à Tivoli) différent sensiblement de ce mausolée : le temple d'Hercule, même s'il avait à l'époque de Le Lorrain ses colonnes engagées dans un mur d'enceinte, ne comporte pas d'entablement et le temple de Tivoli a des colonnes dégagées.

 

Le monument tel que représenté ici intrigue : le mur s'interrompt brutalement sur la droite et l'on voit apparaitre un autre mur qui pourrait être l'arrière du mausolée rond mais dont la hauteur parait trop basse par rapport au mur devant nous. Le plafond à caissons, qui pourrait appartenir à une coupole, apparait de ce fait légèrement en déséquilibre.

 

Une hypothèse qui nous semble séduisante serait que le mur extérieur correspondrait bien à un monument observé dans la campagne romaine mais que la coupole et le mur antérieur sur lequel elle repose auraient été rajoutés en atelier. 

 

4. La reprise du motif au verso par transparence : exemples dans l'œuvre dessinée du Lorrain

 

Une autre caractéristique fascinante de ce dessin est que l'artiste a dessiné au verso par transparence une partie de la scène principale. Pour cela l'artiste appliquait le recto de la feuille sur une vitre et traçait au verso à la plume les principaux traits qui transparaissaient, obtenant ainsi une image parfaitement inversée.

 

Le caractère un peu sec du trait (« the brittle duct of the pen » pour reprendre l'expression de Marcel Roethlisberger), dû à la position de la plume à l'horizontale face à la vitre, se retrouve dans d'autres œuvres du Lorrain dans lesquelles apparaît également une reprise partielle du motif au dos (422v, 482v, 575v du Drawings Catalog, 17 et 19 de l'Album Claude Lorrain).

 

Nous reproduisons à titre d'exemple le dessin référencé sous le numéro 422 et 422v du Catalogue, dessin qui est conservé au British Museum à Londres.

 

5. Au verso, une étude préparatoire pour Le port d'Ostie avec l'embarquement de Sainte Paule

 

Alors que de nombreux dessins du Lorrain subsistent, peu constituent des études préparatoires pour des tableaux et les rares études de personnage qui ont survécu se trouvent généralement, comme notre dessin, au verso d'un paysage.

 

Sainte Paule, matrone romaine était restée veuve avec cinq enfants. En 385, elle quitta Rome pour Bethléem afin de rejoindre Saint Jérôme. Elle n'emmena que sa fille, Sainte Eustochie qui est probablement le personnage qu'on voit à sa suite sur le tableau de Claude. Au Moyen-Orient, elle fonda l'ordre des Hiéronymites, renonçant à la vie civile pour servir Dieu. Ce tableau conservé au Musée du Prado à Madrid fait partie d'une commande de quatre tableaux effectuée par le Roi d'Espagne Philippe IV au Lorrain en 1639-1640.

 

Les trois personnages qui figurent au verso de notre dessin, esquissés à la pierre noire et en partie repris à la plume nous semblent être une étude pour les personnages de Sainte Paule et de Sainte Eustochie. Alors que la longue toge recouvrant la tête de Sainte Paule est assez caractéristique, il est intéressant de voir la progression de l'artiste entre le dessin et le tableau, à la fois dans la main droite de Sainte Paule posée sur le bras (et non plus sur l'épaule) du jeune homme qui la précède, et dans le bras relevé de Sainte Eustochie, qui permet d'éviter une répétition avec l'attitude de sa mère (qui fait ce même geste de la main gauche).

 

Le rapprochement avec ce tableau nous amène à dater également ce dessin autour de 1639, une période correspondant selon Roethlisberger au sommet de la vision picturale de l'artiste dans ses études de nature.

 

6. Provenance et encadrement

 

Ce dessin provient de la collection du Docteur Gaud un médecin né le 18 juillet 1940 à Saint-Tropez qui dispersa l'essentiel de sa collection dans une vente chez Sotheby's à Monaco le 20 juin 1987, puis quelques autres dessins à la vente Piasa du 26 mars 2010 (ce dessin ne figurait dans aucune de ces deux ventes). Il s'intéressait tout particulièrement aux dessins italiens de la Renaissance à l'âge baroque.

 

Nous avons choisi d'encadrer ce dessin dans un cadre en bois sculpté et doré d'époque Louis XIII. Le montage permet de voir également le dessin au recto et surtout, ce qui est très intéressant dans le cas présent du fait du report d'une partie du motif au dos, de voir le dessin par transparence.

 

Principales références bibliographiques :

Marcel Roethlisberger - Claude Lorrain The drawings Catalog - University of California Press Berkeley and Los Angeles 1968

Marcel Roethlisberger - the Claude Lorrain Album in the Norton Simon, Inc. Museum of Art - Los Angeles County Museum of Art 1971

Claude Gellée dit Le Lorrain - Catalogue de l'exposition de la National Gallery of Art de Washington DC et des Galeries nationales du Grand Palais, RMN 1983

(sous la direction de Carel van Tuyll van Serooskerken et Michiel C. Plomb assistés de Federica Mancini) - Claude Gellée, dit le Lorrain - Le dessinateur face à la nature - Somogy Paris 2011