Ce « pasticcio » de Téniers, préparatoire à la gravure de Jan Popels représentant la Vierge allaitant l’Enfant d’après Palma Vecchio, est émouvant à plus d’un titre. Il constitue le dernier témoignage de l’existence de ce tableau aujourd’hui disparu. C’est une des 246 copies de tableaux anciens de la collection de l’Archiduc Léopold-Guillaume de Habsbourg, réalisées par David Téniers pour illustrer le Theatrum Pictorium, le premier catalogue illustré de l’histoire de l’art européenne qui sera publié en 1660. Comme la moitié d’entre elles, il a ensuite fait partie des collections des ducs de Malborough à Blenheim jusqu’à la vente de cet ensemble en 1886. Il est d’ailleurs encore présenté dans le cadre de type « Blenheim », un modèle qui avait été créé au XVIIIème siècle pour présenter ces tableaux de manière homogène.
- David Téniers II, peintre de l’Archiduc Léopold-Guillaume de Habsbourg
Fils de David Téniers leVieux et de Dymphna de Wilde, David Téniers II reçut sans doute ses premières leçons de peinture de son père, avant de poursuivre sa formation dans l’atelier d'Adriaen Brouwer.
En 1632, il devient membre de la guilde d'Anvers, en tant que spécialiste de petits formats religieux et de tableaux de genre. Il se lie alors avec Jan Brueghel l'Ancien, dit de Velours, et en 1637 il épouse sa fille Anne en premières noces. En 1647, il travaille pour l’archiduc Léopold-Guillaume de Habsbourg, alors que celui-ci administre les Pays-Bas espagnols et il le suit à Bruxelles comme peintre de cour en 1651.
Cette charge inclut la gestion de la collection d’œuvres d’art de l'archiduc et la réalisation d’un catalogue illustré publié en 1660, Le Theatrum Pictorium, pour lequel il exécute de petites copies des peintures italiennes, principalement vénitiennes, de la collection de l’Archiduc. Ces tableaux serviront de modèle aux graveurs et s’appellent des « pasticci ». Cette collection de peinture sera léguée par Léopold-Guillaume à son neveu l’Empereur Léopold 1er, et celle-ci devenue propriété impériale constitue aujourd’hui le noyau des collections du Kunsthistorisches Museum de Vienne.
2. Le dernier témoignage d’une œuvre originale de Palma Vecchio aujourd’hui disparue
La gravure de Jan Popels nous permet aujourd’hui d’identifier ce tableau comme une œuvre de Palma Vecchio, alors qu’il avait été longtemps attribué à son petit-neveu Palma il Giovane. Ce tableau est connu par les inventaires successifs réalisés par les Habsbourg : il portait le numéro 230 dans la collection de l’archiduc Leopold-Guillaume et mesurait 60 x 100 cm. Donné en 1662 à l’Empereur Leopold 1er, il apparait dans l’inventaire du Stallburg Palace à Vienne en 1735 et dans un dernier inventaire en 1772, avant que l’on ne perde sa trace.
Ce tableau avait vraisemblablement été acheté comme de nombreux autres tableaux vénitiens (dont par exemple la Femme à la Toilette de Giovanni Bellini peinte vers 1515) aux héritiers du duc de Hamilton, qui l’avait lui-même acheté à Bartolomeo della Nove ou à Nicolo Renier.
Peint vers 1510-1512, ce tableau est le seul exemple connu dans lequel Palma Vecchio représente un thème très courant au XVème siècle, celui de la Vierge allaitant l’Enfant Jésus. Elle est accompagnée à sa droite par Saint-Jean Baptiste (reconnaissable à sa peau de bête et au phylactère « ecce agnus dei », c’est-à-dire « voici l’agneau de Dieu » accroché à son bâton en forme de croix) et à sa gauche par Sainte Catherine d’Alexandrie, la palme du martyre à la main gauche, posée sur la roue miraculeusement brisée lors de son martyre.
3. La gravure de Jan Popel et le cadre « Blenheim »
Il est difficile en l’absence du tableau de Palma Vecchio de comparer l’exécution qu’en a faite Téniers au tableau original. Nous nous contenterons de souligner la manière dont il a su rendre l’ambiance vénitienne du tableau et la délicatesse de l’enfant tétant le sein de sa mère sous l’œil attendri des deux saints.
La gravure de Jan Popel, d’une taille très proche de celle de notre pasticcio, reprend la composition de manière fidèle, sur une base évidemment inversée. Le message sur le phylactère qui figurait sur le tableau de Palma Vecchio a été effacé lors de la gravure, ne pouvant être lu à l’envers.
Ce qui est très intéressant dans ce pasticcio, outre le témoignage d’une œuvre disparue, c’est de constater qu’il a conservé le cadre « Blenheim » dans laquelle l’intégralité de la collection achetée par John Churchill (1650 – 1722), le premier duc de Marlborough avait été encadrée au XVIIIème siècle. Ces tableaux étaient présentés au début du XIXème siècle dans le billard de Blenheim, où ils figuraient jusqu’à leur vente en 1886.
A titre de comparaison nous présentons ci-dessous un autre pasticcio, cette fois-ci de format vertical mais également d’après Palma Vecchio, qui a été présenté récemment en vente et qui a également conservé son cadre « Blenheim ». Il est intéressant de comparer les deux cadres et de voir comment les mêmes motifs végétaux ont été adaptés, en fonction du format de l’œuvre, dans chaque cadre.
4. Le Theatrum Pictorium et les pasticci
Léopold-Guillaume de Habsbourg (1614 – 1662) est le dernier fils de l’Empereur Ferdinand II de Habsbourg et de Marie-Anne de Bavière et le frère de l’Empereur Ferdinand III. Gouverneur Général des Pays-Bas espagnols de 1647 à 1656, il constitue une des plus splendides collections de peinture de son époque dans laquelle les chefs-d’œuvre de la peinture vénitienne sont majoritaires.
David Téniers II entré à son service en 1647 va superviser l’aventure éditoriale du Theatrum Pictorium en peignant des petites répliques de tableaux de la collection pour servir de « modello » (esquisse préparatoire) aux gravures de ce livre publié, après le retour de l’Archiduc à Vienne, en 1660. La plupart des pasticci ont été réalisés dans un format relativement proche de celui que nous présentons (autour de 17 x 23 cm), mais certains sont plus petits (généralement des portraits mesurant autour de 17 x 12 cm) et quelques-uns sont d’une taille supérieure pouvant aller jusqu’à 22.9 x 31.3 cm (Adam et Eve après l’expulsion du paradis terrestre du Courtauld Institute de Londres).
Les pasticci ont toujours constitué un sujet de collection et aujourd’hui le plus grand ensemble de pasticci est conservé à la Courtauld Institute Gallery de Londres (quatorze) alors que le Kunsthistorisches Museum de Vienne qui détient la majorité des tableaux de l’Archiduc en abrite sept. D’autres ensembles de plusieurs pasticci sont également conservés à la National Gallery of Ireland de Dublin, à la Wallace Collection de Londres, au Metropolitan Museum of Art de New York, au Princetown University Art Museum, au Glasgow Museum, au Stedelijk Museum de Lakenhal de Leiden et au Musée du Louvre de Paris, alors qu’un certain nombre d’autres institutions abritent un seul pasticcio.
Les inventaires de Blenheim ont permis de déterminer que les marques n18 et n192 figurant aux dos de notre panneau, dont on retrouve des marques similaires sur les autres panneaux provenant de Blenheim, désignaient d’une part le genre pictural auquel appartient le tableau, et d’autre part son premier numéro d’inventaire à proprement parler.
Principales références bibliographiques :
David Teniers and the Theatre of Painting (ouvrage collectif) – Courtauld Institute of Art Gallery - 2006
Philip Rylands – Palma Vecchio – Cambridge University Press 1972