Cette brillante feuille d’étude, dont nous présentons ici une contre-épreuve, est un souvenir du voyage de retour d’Italie effectué entre avril et septembre 1761 par Fragonard qui accompagnait l’abbé de Saint-Nom. Trois études d’après les maîtres réalisées au Palais Pitti à Florence sont rassemblées sur cette feuille. Si L’Extase de Sainte Marguerite de Cortone de Giovanni Lanfranco et La Sainte Famille avec Sainte Elisabeth d’après Rubens,sont des choix bien classiques, la présence d’un ange moqueur, « amour vainqueur » définitivement profane, annonce les scènes galantes qui feront la renommée de l’artiste après son retour à Paris.
- Le premier séjour en Italie, étape clé dans la formation de Jean-Honoré Fragonard
Jean-Honoré Fragonard nait à Grasse en 1732 où son père exerce le métier de gantier. La famille s’installe à Paris vers 1738 et les talents artistiques de Jean-Honoré sont remarqués par le notaire chez qui il travaille comme clerc à l’âge de 13 ans. Après avoir brièvement fréquenté l’atelier de Jean Siméon Chardin, il rejoint celui de François Boucher comme apprenti à l’âge de 14 ans. C’est grâce à lui que le jeune Fragonard affirme ses dons et apprend à copier les maîtres. Il remporte en 1752 le grand prix de l’Académie Royale de peinture, ce qui lui permet d’intégrer l’Ecole Royale des élèves protégés dirigée alors par Carle Van Loo puis de partir en 1756 à l’Académie de France à Rome où il séjourne jusqu’en 1761.
Au cours de ce séjour il se lie avec Jean-Claude Richard de Saint-Non, le fameux abbé de Saint-Non, qui devient son protecteur et principal commanditaire. Si nous ignorons la date de leur rencontre, il est certain que le séjour de plusieurs semaines passé à la Villa d’Este à Tivoli durant l’été 1760 leur avait appris à mieux se connaître. En mars 1761 l’abbé de Saint-Non envoie Fragonard faire à ses frais un séjour à Naples.
L’abbé de Saint-Non propose ensuite à Fragonard de l’accompagner pendant son voyage de retour en France. Agé de 28 ans en 1760 (cinq ans de moins que l’abbé), Fragonard n’a pas encore conquis la célébrité à son départ d’Italie. Ils quittent Rome en avril 1761 et voyagent ensemble pendant plus de cinq mois. L’abbé écrivait à son frère à propos de Fragonard : « Monsieur Fragonard est tout de feu ; ses dessins sont très nombreux : l’un n’attend pas l’autre ; ils m’enchantent. Je trouve en eux du sortilège »…[1]
2. Les dessins exécutés pour l’abbé de Saint-Nom lors du voyage de retour en France
Comme il en était d’usage, le mécène prend à sa charge les frais de voyage et en contrepartie il reçoit de l’artiste les (nombreuses) études réalisées pendant le voyage. On dénombre encore à ce jour 370 études exécutées généralement à la pierre noire pendant ce voyage de cinq mois.
Leur itinéraire est classique : Sienne, Florence, Pise, Venise (où ils restent six semaines), Padoue, Vncence, Vérone, Mantoue, Reggio, Modène, Bologne, Parme et enfin Gênes d’où ils regagnent la France par mer. Ils sont à Florence entre le 17 avril et le 6 mai 1761 et nous apprenons dans le Journal de l’abbé de Saint-Non que le Palais Pitti fût la première visite effectuée dans la ville.
La plupart des dessins réalisés par Fragonard ne sont pas des copies serviles des œuvres vues en Italie mais plutôt, comme nous le verrons pour le dessin que nous présentons, une sélection subjective de motifs, de groupes de personnages ou de détails ayant frappé l’imagination de l’artiste et jugés intéressants comme modèle pour ses œuvres futures.
Les contre-épreuves seront réalisées peu de temps après leur retour à Paris en septembre 1761. Il est vraisemblable que leur réalisation fût supervisée par Saint-Non qui possédait une presse et qui les annota à la plume à l’encre grise, les annotations à la pierre noire des dessins originaux étant illisibles après transfert. Pour réaliser une contre-épreuve, une feuille de papier humide était posée sur le dessin et l’ensemble mis sous presse, permettant le transfert d’une image en sens inversée. Ces contre-épreuves ont parfois été redessinées pour en augmenter la vigueur, par l’abbé de Saint-Non ou directement par Fragonard. Ce ne semble pas avoir été le cas pour le dessin que nous présentons.
Un des buts de la réalisation des contre-épreuves était vraisemblablement de permettre à la fois à Fragonard et à l’abbé de Saint-Nom d’avoir chacun un jeu complet des dessins. Ces contre-épreuves étaient à l’époque autant considérées que les dessins eux-mêmes, et étaient fréquemment utilisées par les artistes comme point de départ pour de nouvelles compositions.
3. Description de l’œuvre et œuvres en rapport
Comme toujours, notre contre-épreuve a été collée en plein. Nous pensons qu’elle provient vraisemblablement d’un ensemble « composé en grande partie de contre-épreuves et aujourd’hui divisé, [qui] appartient à des descendants – semble-t-il – de l’abbé de Saint-Nom établi à Paris et dans les environs ».[2]
Dans cette œuvre, Fragonard associe de manière très libre les groupes principaux de deux tableaux de la Galerie Palatine du Palais Pitti :L’Extase de Sainte Marguerite de Cortone de Giovanni Lanfranco et La Sainte Famille avec Sainte Elisabeth, d’après Rubens. Mais il est intéressant de souligner qu’à chaque fois il ne retient qu’une partie du tableau, dans une démarche de re-création esthétique toute personnelle.
Alors que seul le groupe constitué de Sainte Marguerite et des deux anges est repris dans le tableau de Lanfranco, le personnage de Sainte Elisabeth est omis dans le tableau d’après Rubens, Fragonard préférant se concentrer sur le groupe formé par la Vierge, l’enfant Jésus et Saint Jean-Baptiste.
Fragonard équilibre sa feuille en introduisant entre ces deux compositions comportant chacune trois personnages un troisième élément : une évocation de L’Amour vainqueur d’Orazio Riminaldi. C’est vraisemblablement ici que son sens de l’interprétation se montre le plus fort, puisqu’il transforme le sombre éphèbe peint par le peintre caravagesque en un gracieux putto, tout en reprenant le geste interrogateur de la main qui acquière ici une dimension ironique.
Il nous semble que ce putto est annonciateur des statues de l’amour qui orneront les jardins d’amour des compositions galantes de la maturité du peintre, comme par exemple dans l’Escarpolette (Wallace Collection – Londres).
4. Encadrement
Le dessin est présenté dans un cadre en bois sculpté et doré de style Louis XVI.
Principales références bibliographiques :
Pierre Rosenberg (avec la collaboration de Barbara Brejon de Lavergnée) - Panopticon Italiano – Edizioni dell’ Elefante 1986
Pierre Rosenberg – Fragonard –RMN 1987
Perrin Stein (with contributions by Marie-Anne Dupuy-Vachey, Eunice Williams, Kelsey Brosnan) – Fragonard Drawing Triomphant – The Metropolitan Museum of Art, New York 2016