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Ce portrait de Santi di Tito récemment redécouvert représente un sénateur florentin. Il tient une lettre à la main qui nous indique que ce tableau a été réalisé en 1574 alors que le modèle était âgé de 66 ans. Il est tentant sur la base de ces indices d'y voir un portrait de Bartolomeo Panciatichi, réalisé une trentaine d'années après son célèbre portrait par Bronzino (1503 - 1572). Alors que le traitement des mains rappelle la tradition florentine des portraits maniéristes, la comparaison avec celui de Bronzino illustre chez Santi di Tito la recherche d'un plus grand réalisme, et ce malgré une composition assez stéréotypée.

 

  1. Santi di Tito, peintre de la Contre-Réforme et portraitiste

 

Santi di Tito est le grand peintre de la Contre-Réforme florentine. Il propose un langage artistique nouveau qui se détache du Maniérisme.

 

Peu de choses sont connues sur sa formation à Florence (peut-être aux côtés de Bronzino ou de Baccio Bandinelli) mais cette période de formation lui permet de s'inscrire en 1554 à la Compagnie de Saint-Luc, la guilde des peintres florentins.  Santi di Tito réalise entre 1560 et 1564 un séjour à Rome au cours duquel il fréquente l'atelier de Taddeo Zuccari. Ce séjour aura une influence fondamentale sur son œuvre, grâce à la découverte de l'oeuvre tardive de Raphaël, mais aussi à la rencontre des peintres Francesco Salviati et Federico Barocci.

 

Santi di Tito revient à Florence vers 1565, il y demeurera jusqu'à la fin de ses jours, partageant ses talents entre la réalisation d'une série d'importantes peintures religieuses et celle d'innombrables portraits. Il devient un des principaux peintres de la ville, s'illustrant en particulier dans la réalisation de grandes compositions religieuses dans lesquelles souffle l'esprit de la Contre-Réforme.

 

En 1568, Santi di Tito devient membre de la confraternité de Saint Thomas d'Aquin, dont les membres étaient des observateurs fidèles des principes développés pendant le Concile de Trente. Il réalise autour de 1574 (l'année de notre portrait) un de ses chefs d'œuvre, La Résurrection, pour la Basilique de Sainte-Croix à Florence[1] dans laquelle il s'éloigne des réalisations florentines précédentes en offrant une représentation proche des textes sacrés, exempte de tout élément lascif ou purement ornemental.

 

Son style, marqué par la préférence florentine pour le dessin, continuera d'évoluer vers une peinture lumineuse et naturaliste qui inspirera les peintres de la génération suivante.

 

2. Santi di Tito portraitiste

 

Malgré ou peut-être à cause de l'ampleur de sa production, les portraits de Santi di Tito n'ont pas fait l'objet à ce jour d'une étude monographique, à la différence de ses peintures religieuses. Il est établi que Santi di Tito dirigeait un atelier extrêmement actif dans la production de portraits, bénéficiant à la fois des commandes des Médicis, mais aussi de celles des grandes familles florentines. L'inventaire des biens de Santi di Tito, réalisé après sa mort le 5 novembre 1603[2] inclut une longue liste de portraits qui témoigne de l'importance de cette activité.

 

Cette démultiplication du portrait dans la deuxième moitié du XVIème siècle est le reflet de l'évolution politique de Florence dans laquelle Cosimo 1er (qui disparait en 1574, l'année de notre portrait) instaure une cour à l'organisation hiérarchique. La société florentine se transforme d'une société républicaine et bourgeoise en une société aristocratique, dans laquelle les grandes familles imitent la famille grand-ducale des Médicis et commandent de nombreux portraits souvent destinés à constituer des galeries d'ancêtres.

 

Une des caractéristiques des portraits de Santi di Tito est la description psychologique des personnages, au-delà de la mise en scène du status social par le choix des vêtements et des objets représentés. Deux autres portraits de sénateurs réalisés par Santi di Tito sont connus, démontrant l'intérêt des Florentins pour ces portraits d'apparat.

 

3. Description du portrait

 

Notre sénateur est représenté à mi-corps, de trois-quarts, dans un décor d'architecture qui pourrait être son cabinet de travail. Il est revêtu de l'habit de cérémonie des sénateurs florentins : une veste bleu nuit recouverte d'une chasuble gansée de rouge, constituée d'une gaze transparente à l'avant et d'un tissu de la même couleur que la veste, doublé d'une étoffe rouge, à l'arrière. Le traitement de la gaze, tout en transparence, est d'une grande fluidité et le peintre arrive, par les ondulations qu'il donne à la chasuble, à traduire la vie qui anime ce corps imposant.

 

Notre sénateur tient une lettre pliée de sa main droite, dont le poignet repose sur une table drapée d'un tissu vert et une paire de gants de sa main gauche. Deux autres objets figurent sur la table à sa droite : un livre aux tranches ornées, dont on peut voir le fermoir ouvragé, et sur lequel repose un béret quadrangulaire.

 

Comme souvent cette lettre est l'occasion de nous donner quelques éléments de contexte sur ce tableau. Si le nom du modèle n'y figure pas, nous savons par l'inscription « annus aetatis suae 66 - PAD 1574 » qu'il s'agit d'un homme de 66 ans, représenté en 1574. Notre attention est attirée par le regard impérieux du personnage ; la photographie rend son visage encore plus imposant, celui-ci étant légèrement allongé pour pouvoir être vu sans déformation d'en dessous.

 

Ce portrait établit un équilibre entre imitation (imitare) et portraiture (ritrarre) : la grande présence physique du modèle évoquée par sa stature imposante, la justesse des proportions et la touche naturaliste du rendu de la barbe (nous y reviendrons) établit un équilibre avec la portée symbolique du vêtement (qui indique clairement la fonction du modèle), et du seul élément de décor (un livre posé sur la table, qui pourrait être une bible ou un livre d'oraison).

 

4. Analyse stylistique

 

Alors que plusieurs éléments rattachent ce portrait à la tradition picturale florentine développée par les artistes maniéristes, le rendu du visage, plus naturaliste, démontre l'évolution stylistique de Santi di Tito.

 

L'espace idéal dans lequel est représenté notre personnage est d'une grande modernité, à la fois plein de clarté et d'une parfaite simplicité qui n'excluent pas une certaine sophistication. Au-delà d'un premier plan délimité par un pilier sur la droite se creuse un espace concave dans lequel vient s'enrouler notre personnage. Cet espace architectural reprend la tradition florentine développée au cours du XVIème siècle selon laquelle les portraits se détachent sur un fond architectural, et non plus sur un paysage (comme par exemple également dans le portrait de Bartolomeo Panciatichi par Bronzino que nous présenterons par la suite).

 

Le traitement très raffiné des mains rattache notre tableau à la tradition maniériste, et en particulier à l'art de Bronzino ou d'Allori, comme nous l'illustrons en rapprochant la main droite de notre sénateur de la main gauche du jeune homme portraituré vers 1560 par Alessandro Allori (conservé à l'Ashmolean Museum d'Oxford).

 

La position de notre sénateur, le bras gauche légèrement plié le long du corps et la main droite en appui, est le prototype d'une composition que reprendra de nombreuses fois Santi di Tito pour des portraits officiels, comme ceux réalisés en 1589 pour Christine de Lorraine, à l'occasion de son mariage avec Ferdinando I, ou celui de Marie de Médicis réalisé à la toute fin du XVIème siècle, avant son départ pour le trône de France.

 

Un dernier détail est intéressant car il révèle l'évolution du style de Santi di Tito vers le naturalisme - et par là-même son éloignement du maniérisme. Le traitement de la barbe de notre sénateur, à la fois très fouillé et très libre, est proche de celle d'un des deux fils de Guido Guardi, dans un célèbre portrait de Santi di Tito réunissant les trois hommes, probablement complété dans les années 1570-1580.

 

5. Proposition d'identification du modèle

 

Giuseppe Manni publiait en 1722 un recueil intitulé Serie de' senatori fiorentini indiquant les principaux repères chronologiques de tous les membres du Sénat des Quarante-Huit depuis la création de cette institution en 1532.

 

Trois sénateurs seulement pourraient correspondre à notre portrait : nés entre 1507 et 1508, ils ont eu 66 ans révolus en 1574. Le premier est Bartolomeo[3] Panciatichi, né le 21 juin 1507 et décédé le 23 octobre 1582. L'autre est Giovanni Ugolini né le 11 mai 1508 et décédé le 18 août 1588. Elu sénateur en 1540, il sera commissaire de Cortone et nommé ambassadeur auprès de Sa Sainteté le Pape Grégoire XIII en 1572, ce qui semble exclure la réalisation de son portrait par Santi di Tito à Florence en 1574. Quant à Simone Corsi (8 décembre 1508 - 31 mars 1587, élu sénateur en 1556) sa date anniversaire nous semble trop proche de la fin de l'année pour permettre la livraison du portrait en 1574.

 

L'hypothèse de Bartolomeo Panciatichi nous semble la plus intéressante, et ce d'autant plus que vers 1545 celui-ci avait commandé un célèbre portrait à Bronzino dans lequel nous retrouvons un certain nombre de traits caractéristiques du personnage.

 

S'il est toujours difficile de reconnaitre un de ses amis sur une photo prise trente ans auparavant, il est certainement encore plus difficile de reconnaître un inconnu, portraituré par deux peintres différents à trente ans d'écart.

 

Pourtant il nous semble bien reconnaître la forme du nez, les pommettes assez hautes, les sourcils finement arqués, la même position de l'oreille dans les deux portraits et ce malgré la différence dans la pose qui est plus frontale chez Bronzino. Nous retrouvons également la même barbe bifide, blanchie par le temps.

 

On peut s'interroger si l'élégant chapeau du portrait de Bronzino ne permet pas de cacher une calvitie naissante. Le béret posé sur la table trente ans plus tard pourrait alors être interprété comme un autre élément naturaliste, le modèle s'acceptant tel qu'il est et acceptant de donner une image aussi proche que possible de sa réalité physique.

 

Il est enfin intéressant de comparer les deux regards, et l'évolution entre le regard distancié et interrogateur du jeune homme portraituré par Bronzino et le regard intense et légèrement angoissé de l'homme âgé peint par Santi di Tito.

 

6. Quelques éléments biographiques sur Bartolomeo Panciatichi

 

Né le 21 juin 1507 à Lyon, où son père avait des intérêts commerciaux, le jeune Bartolomeo entre à la cour de François 1er en tant que page. Ses liens avec la France étaient destinés à durer, car Cosimo 1er nommera ensuite Bartolomeo ambassadeur pour des missions diplomatiques auprès du roi qu'il avait autrefois servi, puis auprès d'Henri II.

 

Bartolomeo fait ses études à Padoue entre 1529 et 1531, puis à Lyon, où il est entre en contact avec les cercles réformistes français. En 1534, Bartolomeo épouse Lucrezia di Gismondo Pucci et les deux jeunes mariés s'installent à Lyon, ne revenant vivre à Florence qu'à la fin des années 1530. Les voyages entre Florence et la France sont documentés en 1539, 1547, 1549 et 1552, mais ils étaient indubitablement plus fréquents. L'intérêt du couple Panciatichi pour les doctrines de la Réforme leur vaudra d'être jugés pour hérésie luthérienne en 1552 et de devoir abjurer publiquement. Ils adhèreront à la stricte orthodoxie catholique après leur abjuration.

 

Bartolomeo Panciatichi développe des contacts assez étroits avec le monde littéraire, sans se limiter à Florence, comme en témoigne son amitié avec Pietro Aretino établi à Venise. Connu de ses contemporains principalement comme un poète latin, Bartolomeo entre à l'Accademia degli Umidi le 2 janvier 1541, quelques semaines avant Bronzino, et peu avant que le groupe ne se transforme en Accademia Fiorentina. Ce portrait fait partie d'un groupe de cinq tableaux commandés par Bartolomeo à Bronzino entre 1540 et 1545 : trois scènes religieuses, deux Sainte Famille et un Christ Crucifié inspirés par les idées réformistes et deux portraits le représentant ainsi que sa femme.

 

Nommé sénateur en 1567, Bartolomeo Panciatichi poursuivra par la suite une carrière politique, et deviendra commissaire de Pistoia en 1568 et de Pise en 1578.

 

Le choix d'un livre comme unique accessoire dans son portrait par Santi di Tito est à double titre émouvant : il évoque bien évidemment l'homme de lettre, mais la présence de fermoirs sur les côtés indique qu'il s'agit sans doute plutôt d'un livre religieux et témoigne de la foi profonde du modèle.

 

L'identification du modèle de ce portrait comme Bartolomeo Panciatichi ouvre un fascinant champ d'analyse. Alors qu'il est rare de retrouver deux portraits d'un homme de la Renaissance réalisés à 30 ans d'écart, le cheminement de Santi di Tito, qui s'éloigne des séductions du maniérisme pour nous donner une image réaliste, épouse l'évolution personnelle du modèle, qui quitte l'apparence hautaine et séduisante d'un trentenaire promis à tous les succès en se livrant à nous comme un homme âgé, disposant encore d'un réel pouvoir politique, mais plein d'humanité.

 

Principales références bibliographiques :

Giuseppe Manni Serie de' senatori fiorentini - 1722 Florence

Carlo Falciani et Antonio Natali Bronzino. Artist and Poet at the Court of the Medici - 2010 Mandragora

Carlo Falciani et Antonio Natali -The Cinquecento in Florence - "Modern Manner" and Counter-Reformation - 2017 Mandragora

Keith Christiansen et Carlo Falciani - The Medici Portraits and Politics 1512 -1570 - 2021 The Metropolitan Museum of Art - New York



[1] https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Santi_di_tito,_resurrezione,_1574_ca._(s._croce),_01.jpg

[2] Publié par Julian Brooks Santi di Tito's studio : the contents of his house and workshop in 1603 - the Burlington Magazine 144 - 2002

[3] Nous avons ici retenu l'orthographe moderne du prénom Bartolomeo - Manni parle de Bartolommeo Panciatichi.